Chapitre 6

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Michaël se réveilla dans un nid douillet, enveloppé par une douce chaleur. Ses yeux s'ouvrirent lentement, et el cligna plusieurs fois, ébloui par la lumière douce qui baignait la pièce. Autour d’el, des draperies fines de coton blanc descendaient du plafond en formant un cocon protecteur. L'air était empli d'un parfum apaisant de lilas et de miel.

Je suis dans ma chambre, réalisa Michaël.

Mais pas n’importe laquelle de ses chambres. Sa chambre d’enfance, celle du gynécée royal de Kokab. Le jeune Fitzarch se redressa, l’esprit cotonneux. Le souvenir des évènements récents remonta à sa conscience. El vacilla, hoqueta, mais tint bon. L’épreuve était terminée. 

Porté par ce soulagement, Michaël se leva. Soupirant doucement, el descendit dans le salon des quartiers d’Ophélia. Il s’agissait d’une pièce ronde au plafond en coupole, imitant la forme d’un œuf. Les murs capitonnés enveloppaient chaque bruit d’une douceur feutrée, assurant un repos absolu. Rassuré par cette atmosphère de douceur, Michaël baissa les yeux. Au milieu du salon, six petits élohim étudiaient sur des livres imagés. Lorsqu’els virent Michaël, els se précipitèrent sur el et l’emportèrent dans leur cercle pour l’assaillir de questions.

— Alors ? Alors ? 

— Il se passe quoi ?

— T’as été puni ? 

— T’as fait quoi ?

Michaël ne répondit pas. Vite, il fallait distraire les petits monstres. 

— Je suis venu vous faire la leçon. Alors, on étudie quoi aujourd’hui ? 

— Le Porteur de Lumière !

— Encore el… soupira Michaël. 

— On étudie le moment qu’el a créé les azohim ! expliqua maladroitement un des enfants. 

— Ah…

Michaël soupira doucement et entreprit de faire la lecture, espérant aider son esprit à retrouver le présent. El conta comment, pour pouvoir engendrer les élohim, le Porteur de Lumière forgea les premières azohim à partir des restes cristallins d’Adam Kadmon, pour porter sa graine, et la démultiplier. Le processus un peu étrange était raconté tel un conte de fée, plein d’espoir et de romantisme. 

— Et après c’est nous qu’on est nés ! s’exclama un des enfants alors que Michaël concluait son récit.

— Et oui ! Les primordieux se sont unis aux azohim pour donner naissance aux élohim, expliqua Michaël. Grâce à nous, à notre travail, EL et son corps, l’Adam Kadmon, commencèrent à être reconstruits.

Soudain, une silhouette drapée entra dans le salon, les bras remplis douceurs et de confiseries. Les enfants fondirent sur elle comme des petits affamés, s’agrippant à sa robe pour faire tomber le délicieux trésor.

— Allons…allons…

Calme, d’une voix ferme et maternelle, la nouvelle arrivée ordonna à ses ouailles de se rasseoir bien en ordre, sans quoi aucun bonbon ne serait distribué. Cela fait, elle sortit un saladier de sous la table centrale et y versa les gourmandises qui, une fois mises à disposition, disparurent à une vitesse record. Alors que la marmaille dévorait à tout-va, l’azoha Ophélia s’assit auprès de Michaël, qui l’observa avec amour. Son teint hâlé, olive, était typique des habitants du royaume de Hod. Ses cheveux, cachés sous un voile de soie beige, étaient longs et noirs. Ses yeux gris sous ses grandes paupières étaient incroyablement perçants, si bien que les élohim peu habitués s’en trouvaient toujours troublés. Ophélia avait donné ce regard de tueur à son enfant, qui y avait rajouté un son éclat déterminé.

Voyant Michaël réveillé, Ophélia déploya ses ailes translucides sur el, comme pour le protéger. Mais le jeune Fitzarch se redressa et se jeta dans les bras de sa mère.

— Tu es venue me chercher, dit la jeune vertu, la voix étouffée par des larmes de joie et de fatigue.

— Bien sûr, souffla Ophélia. Bien sûr.

Tout autour, les petits élohim s’agitèrent, réclamant déjà d’autres collations. L’azoha se pencha sur ses ouailles.

— Restez ici et soyez sages, ordonna-t-elle de sa voix de miel. Mes demoiselles viendront vous voir dans quelques minutes. Soyez bons avec elles.

— Oui tante Ophélia, répondirent en chœur les enfants.

La tante-azoha fit un geste aérien et un écran s’alluma sur le mur circulaire du salon, diffusant des dessins animés qui captivèrent immédiatement les petits élohim. Puis Ophélia invita Michaël à la suivre hors du salon. Traversant un couloir feutré, aux murs recouverts de moquette et au sol tout doux, mère et fils arrivèrent dans le salon de la fécondité. C’est dans cet endroit, spacieux, confortable et richement décoré, que la plupart des azohim du Sanctuaire se donnaient rendez-vous après avoir déposé leurs enfants à l’école ou à la crèche, aux bons soins des demoiselles et des tantes. Michaël observa les azohim présentes. Elles étaient toutes plus ou moins enceintes et se prélassaient sous un puits de lumière sacrée, pour mieux faire grandir les petits œufs qu’elles portaient dans leurs ventres. Ce faisant, elles discutaient à voix basse, s’échangeant des nouvelles des Cieux rapportées par leurs époux, mais surtout les potins du moment.

— Avez-vous entendu ? chuchota une azoha aux cheveux d’argent. Raphaël convoite de nouveau une demoiselle. El a déjà seize épouses. Par EL, il faut en laisser pour les autres…

— Les archanges sont insatiables je vous le dis, répondit une de ses camarades. Même le Grand Architecte, que la lumière d’EL le protège, s’est déjà lassé d’Arielle de Netzach. El poursuit une nouvelle maîtresse à Chokmah, chez les chérubins ! Haha ! Franchement…

— Si tu crois qu’el fait ça pour la beauté d’une chokmanienne, tu es bien naïve, renchérit une autre. Tout le monde sait qu’el tente par tous les moyens de reprendre du terrain au Métatron. Parvenir à lui imposer un prince céleste serait une victoire…

— C’est bien vrai, c’est bien vrai… Tiens, en parlant de prince céleste…

Ophélia et Michaël s’avancèrent vers les azohim. Friande des informations qu’elles recelaient, la jeune vertu tendit bien l’oreille.

— Honorée Ophélia, salua l’azoha aux cheveux argent. Nous sommes ravies de voir ton enfant royal. J’espère que sa querelle avec Raphaël sera bientôt de l’histoire ancienne.

— Quelle affreuse journée tu as dû passer, dit une autre, s’adressant à Michaël. Une vertu de ton rang ne devrait pas avoir à subir cela.

Michaël rougit. Évidemment, tout le sanctuaire était au courant…

— Prends une épouse ! conseilla l’azoha aux cheveux argent. Fait des enfants et envoie-les à ta place dans la chorale de Raphaël. Comme ça tu n’auras plus à le supporter !

La gorge de Michaël se serra. Ophélia remercia les azohim pour leur accueil et s’éloigna avec son enfant, éludant ostensiblement le sujet de la dispute. Personne dans le salon n’osa insister, car Ophélia était touchée par la grâce. Il y a vingt cycles, le Grand Architecte en personne, souverain des Cieux, avait posé son regard sur elle et l’avait trouvé si belle et si brillante, qu’el avait décidé de lui faire porter son enfant. Ainsi honorée, Ophélia avait donné naissance à Michaël et obtenu par là même un statut aussi rare que particulier, celui de maîtresse céleste. Ainsi, ni épouse, ni à marier, elle ne pouvait pas non plus, comme les matriarches, devenir ambassadrice, diplomate, ou simplement maîtresse de nid. Après cette union, une seule option s’était présentée à Ophélia : entrer dans le harem du palais d’argent de Tiphéreth. Mais l’azoha avait refusé de suivre cette voie pour pouvoir se consacrer à sa véritable passion : être tante, et apprendre aux demoiselles-azohim à devenir de bonnes mères et servantes d’EL. Souriante, elle claqua dans ses mains.

— Le cours de rituels est décalé à demain matin, annonça el aux mères-azohim. Informez-en vos demoiselles.

Les mères-azohim acquiescèrent poliment et attendirent qu’Ophélia quitte le salon pour reprendre leurs conversations. Mère et fils s’installèrent dans une véranda adjacente, qui depuis les hauteurs du Sanctuaire, donnait une vue splendide sur Kokab, son paysage d’ocre et d’argent. En soupirant, Michaël détourna son regard du décor pour regarder ses pieds, tout penaud.

— Raconte, dit doucement Ophélia, assise dans une chaise en osier.

— Je suis sûr que tu sais déjà…

— Je veux avoir ta version, insista l’azoha. Par EL, el t’a envoyé chez les séraphins. J’ai l’habitude de vos chamailleries mais là, une ligne a été franchie.

Michaël prit une grande inspiration et se résolut à raconter les évènements. El se confia sur ses doutes et son incompréhension : 

— Quelque chose a changé le cours de la bataille pour le pire, entre l’évacuation ratée des gardiens, la frénésie des séraphins et le revirement de Raphaël… J’ai le sentiment que quelque chose cloche vraiment. 

— Souvent, quand les choses dégénèrent ainsi, ce sont une multitude d’erreurs de la part de différentes personnes qui aboutissent à la catastrophe. Tu ne devrais pas te sentir coupable de ce dénouement. 

Michaël soupira. Les paroles d’Ophélia étaient empruntes de sagesse, mais elles ne parvenaient pas à calmer le profond chagrin de la jeune vertu. 

— Ce furent des erreurs stupides, incompréhensibles. Si nous avions été plus sérieux, plus impliqués… Ennead et HodArch faisaient la fête dans leurs vaisseaux alors que les gardiens de Sicad périssaient sur leur planète. C’est toujours comme ça !

— Les nobl’ailes comme Raphaël et toi ne peuvent se permettre de risquer leur vie Michaël, vos graines génétiques sont trop précieuses. 

— Els auraient pu au moins travailler dans la salle stratégique ! Gérer la bataille ! Pour contenir les séraphins surtout ! C’est moi qui ai dû les pousser à intervenir !

— L’arrivée d’un partzuf déclenche toujours un chaos ingérable Michaël, c’est bien connu, même d’une simple azoha comme moi. Je ne vois rien de louche dans ce qu’il s’est passé. 

— Une telle incompétence est criminelle, souffla Michaël. Et moi… Je me sens tellement impuissant. Pourtant, je suis un Fitzarch, j’ai une puissance innée ! Et Raphaël est très puissant el aussi. Et malgré ça, el agit comme un lâche. 

— El a pris de grands risques pour te ramener lorsque Nukvah a frappé.

— Je sais, c’est vrai… Peut-être craignait-el davantage la fureur de mon Père que le souffle de Nukvah ?

Ophélia se leva et vint s’agenouiller devant son enfant, prenant ses mains dans les siennes.

— Raphaël ne manque pas de travers, dans ses pensées comme dans ses actes, mais je sais qu’el tient beaucoup à toi et pas juste pour tes gènes de Fitzarch. Tu es l’éloha le plus fort, le plus courageux et le plus déterminé de sa cour. El t’admire, el t’aime, autant que quelqu’un comme lui le peut, je le sais.

Michaël fronça les sourcils et fit une grimace dégoûtée. 

— Si j’avais été libre de son amour, j’aurais pu sauver les gardiens. 

Ophélia secoua la tête, amusée.

— Tu es jeune, si jeune.

— Je sais, on me le rappelle souvent…

— Tu as encore beaucoup, beaucoup de temps devant toi, pour découvrir le rôle qu’EL te réserve, pour trouver ta voie.

— Trouver ma voie ? Mais je l’ai déjà trouvée ma voie, c’est juste qu’un grand dadet me barre le chemin. Et puis je ne suis pas sûr d’avoir tant de temps que ça. Les démons…les démons progressent maman…

— Je sais bien, soupira Ophélia, je sais bien…

— Je suis désolé, dit Michaël. Je ne voulais pas te causer du souci. Tu es habituée n’est-ce pas ? À mes…bêtises.

Ophélia se leva et fit quelques pas dans la véranda, arrangeant le drapé de sa longue robe.

— Lorsqu’on devient mère-azoha, on apprend à gérer ce genre de choses, répondit-elle.

Michaël rougit.

— Merci pour tes conseils. Mais je ne peux pas laisser passer tout ça sans réagir. Il faut que je parle à Raphaël. Si seulement j’avais un moyen d’outrepasser sa fureur pour lui faire comprendre mon point de vue…

— El te fera surement mander bientôt…

Ophélia se rassit alors dans son fauteuil d’osier. Protégeant sa main sous un pan de sa robe, elle sortit d’une poche cachée une petite boule de cristal noire. Michaël sursauta.

— Mère ! Cache ça, vite ! Si quelqu’un te surprend…

— Du calme, sourit Ophélia, regarde, dit-elle, en montrant sa main couverte. Je ne touche pas directement le cristal.

— Mais les azohim ne doivent pas manipuler les cristaux, chuchota Michaël. Il parait que c’est dangereux pour…

— Allons mon fils, je sais ce qui est dangereux pour moi et ce qui ne l’est pas. Calme-toi donc et laisse-moi parler.

Michaël retomba dans sa chaise, s’agrippant aux accoudoirs.

— J’ai retrouvé ce cristal dans le pli de ton aile mon fils, expliqua Ophélia.

Michaël fronça des sourcils, s’approchant de l’étrange objet. Il ne ressemblait pas aux boules de cristal habituelles, dont les élohim se servaient pour accéder au réseau EL depuis n’importe où. Souvent translucides, brillantes et colorées, elles n’avaient pas grand-chose en commun avec ce cristal si noir qu’il semblait absorber la lumière alentour. Après quelques secondes de perplexité, Michaël réalisa :

— Je crois que c’est… c'est la boule de cristal d'un des gardiens de Sicad.

— Ah ? fit Ophélia.

— Oui… Nakirée, le chérubin que j'ai essayé de sauver, c'est lui qui me l'a confié. El appartenait à un de ses amis, un command’aile angélique…

Le regard de Michaël se troubla alors qu'el plongeait dans ses souvenirs. Ophélia lui tendit le cristal et la jeune vertu le prit entre ses mains, le contemplant en silence. Toute la bataille de Sicad lui revint alors à l’esprit, se jouant de nouveau devant el. El voulu repousser ces souvenirs, qui le hantaient encore et encore. Mais el ne le put. Le chaos, la bravoure et la douleur des élohim revinrent. Les chants frénétiques acclamant Nukvah. Les centaines d’yeux de Nakirée, l’ombre dans l’ombre et la blancheur apocalyptique.

☿ — Quelque chose ne va pas, murmura Michaël, la voix raillée d'une colère brûlante, les yeux remplis d’un doute grave.

Ophélia inclina sa tête, plongeant son regard dans celui de son enfant.

☿ — Il s'est passé quelque chose avec un séraphin. Nakirée m’a dit qu’un évêque avait fait quelque chose de mal… ah…

Ophélia se leva soudain, posant sa paume sur le front brûlant de Michaël.

— Allons, vient, tu es encore sous le choc. Tu devrais aller te coucher.

— Non, non, haleta Michaël. Il faut que je prévienne Raphaël, qu’el prévienne Malkouth, qu…

Ophélia souleva son enfant, passant un bras autour d’el pour le mener dans une chambre. Michaël ne résista pas. Glissant le cristal noir dans la poche de sa robe de chambre, el se laissa entraîner par sa mère qui le déposa dans un grand lit-œuf. Allongé, Michaël se mit cependant à trembler comme une feuille. 

— Qu…qu…qu…

— Michaël, souffla Ophélia, son enfant dans les bras. Je vais chercher le médecin ! Je vais le chercher !

— Non…non…, murmura Michaël entre ses dents. C’est qu’une crise de décompensation. Ça va passer.

— Je vais quand même l’appeler !

— Non ! Reste avec moi ! Reste avec moi maman ! Je t’en prie !

Ophélia resta au-dessus de son fils, qui convulsa pendant plusieurs minutes encore. Michaël tissa tant bien que mal des thaumaurgies sur son propre halo et finit par se calmer. Son corps resta douloureux, mais son esprit alerte. 

— Demain il faut que je prévienne Raphaël, demain…

— Il faut que tu dormes, dit Ophélia. Ton esprit est fragilisé.

Michaël soupira. Tisser une thaumaturgie de sommeil n’était pas si facile, même pour el. La présence de Brenna, maître du sommeil et de l’oniromancie, aurait été utile. Sans aide de son grand frère, la jeune vertu fit de son mieux et plongea dans un demi-sommeil, remplit de visions vivides. 

Michaël se trouva de nouveau dans l’océan salé, coulant avec les gardiens de Sicad. Nakirée était sous el, mais cette fois, ses regards abritaient la vie. 

Le chérubin lui tendit le petit cristal noir et murmura un nom :

— Burrhus…

Les yeux de Nakirée se fermèrent. Ceux de Michaël s’ouvrirent. 



Dans le monolithe, comme à la surface de Sicad, un froid absolu régnait. Un vent sec balayait les cendres de ce qui fut autrefois un havre de vie, formant çà et là des tempêtes de poussière.

— Brrr…

À l’abri dans les entrailles d’un des monolithes noirs, Miel frissonnait. Couvert de suie grise, ses vêtements déchirés, el pleurait silencieusement. Aucune tristesse ne luisait cependant dans son regard. Plutôt une sourde frustration, et une volonté urgente de fuir. L’ange poussa un gémissement de dégoût, alors qu’el replongeait dans son labeur.

Plop, plop, plop…

Penché sur son cadavre, Miel arrachait un à un les yeux de Nakirée. Le chérubin en avait tellement que dans son extraction, l’ange avait fait auprès d’el une petite pile de globes oculaires sanguinolents. 

— Qu’EL maudisse ce fichu Burrhus ! pesta l’ange.

Des milliers de cadavres s’étalaient à l’embouchure des souterrains et sur la plaine au-dessus. Leurs corps avaient été laissés intacts par le souffle de Nukvah, mais leurs âmes avaient été emportées. Parmi les morts se trouvaient des élohim avec qui Miel avait travaillé pendant des millénaires à servir le Grand Dessein. Certains même qu’el avait connu avant la Seconde Brisure, et avec qui el avait combattu. 

Els étaient morts sous le souffle d’une de ces abominations de partzuf. Après s’être battus contre leur création il y a des millénaires. Quelle ironie. 

Toute cette dévastation rappelait inéluctablement à Miel l’état de Sicad lors de la si secrète guerre civile. El se souvenait encore de l’immense lumière mauve du Grand Architecte descendre du firmament, sur les continents enflammés et les océans enragés. En dernier recours, le primordieu allait transformer par des moyens affreux de simples gardiens et fermiers d’âmes en soldats de pacotille et gagner sa guerre. L’odeur âcre de l’ichor, le sang versé des élohim, remontait au nez de Miel. Et aussi celle de la poussière grise, chargée de brûlure, qui soufflait partout. Miel était de retour à ce moment d’il y a huit mille cycles. Tout ce travail depuis, pour quoi ? Sicad était comme revenue dans ce passé, à ce point du temps où la Création avait frôlé sa fin.

Miel comprit mieux ce qu’avait sûrement ressentit les primordieux lors de cette Seconde Brisure. Els avaient déjà vécu la Première, une tragédie, qui avait nécessité tant travail pour tout reconstruire. Puis soudain était survenue la Seconde, née d’une trahison, qui avait balayé tout ce qui avait été accompli. Oui, Miel venait de vivre sa Seconde Brisure. 

Le grondement d’un vaisseau se posant résonna dans l’espace. Malade à en gerber, Miel finit par jeter les yeux de Nakirée loin dans l’obscurité.

— Cesse, ange, tonna une voix profonde depuis l’entrée du monolithe.

Une silhouette s’y dessina en contre-jour, immense, noire. 

— Il nous faut emporter tous ces yeux sans quoi quelqu’un risque de les retrouver, dit le nouveau venu.

Miel se redressa en poussant un grognement excédé.

— “Burrhus” ! appela l’ange, en formant des guillemets du bout de ses doigts couverts de sang doré. Ça va ?! Pas trop secoué ?! Tu as pris ton temps !

Le séraphin leva un sourcil circonspect. El lâcha un soupir las et soudain…

— AH !

Miel cria. Une explosion de flammes noya l’univers. Burrhus s’embrasa tout entier sous les cris hallucinés de Miel. La stature du grand séraphin disparu pour en révéler une plus grande encore. Géant, el illumina l’univers d’un halo de feu sans pareille. Ses trois paires d’ailes devinrent immaculées. El s’enveloppa d’une aura blanche, infinie. À côté de ce miracle, le noble et ancien Miel ressemblait à une petite poupée toute sale.

— Ha ! Ha ! Par EL ! s’écria l’ange. Seigneur, archange, non ! Non !

— Du calme.

— Souverain de la Couronne ! Cruel que tu es ! Tu m’as laissé seul face à… à l’avatar du “Transporteur de…”

— Je sais.

— Tu l’as attrapé, dis ?

— Bientôt. Mais ce n’est pas ton problème.

L’archange-séraphin avança dans l’obscurité. Ses traits se révélèrent dans son feu. Sa peau était noire comme l’abîme, mais ses traits se dessinaient par des reflets dorés. Son visage était long et ses paupières lourdes. El brandit sa main droite en avant et dans une tornade de feu, el invoqua un trident plus grand que lui encore. Son arme enflammée éclaira les murs sombres des souterrains, couverts de gravures insondables. 

Burrhus avança, laissant Miel derrière el. El s’enfonça dans les profondeurs des souterrains, jusqu’à atteindre une grande salle centrale. Le sol, soulevé comme par un tremblement de terre, y était recouvert de sable doré. Une partie de ce sable avait été frotté sur les murs pour faire apparaitre leurs gravures ésotériques. Là s’étaient réunis les Gardiens de Sicad avant de sortir. Et de mourir. 

— Bien. Allons-y.

Burrhus déploya doucement ses trois paires d’ailes et lévita. El ferma les yeux et projeta les flammes de son halo partout sur les murs. La tempête de feu se mit à tournoyer pour former un vortex, qui descendit pour s’enfoncer dans le sol. Le sable se souleva et s’accumula dans les hauteurs alors qu’en bas, la salle se creusait, révélant une ouverture dans le sol défoncé. Burrhus y entra, pénétrant dans le cœur caché des monolithes. 

Dans la salle hexagonale, tout avait été laissé tel quel depuis huit millénaires. 

Depuis la capture de la reine réfugiée, Kokab, par les éléites.

Les corps de centaines d’élohim jonchaient encore le sol, intacts sauf pour les blessures mortelles qui les avaient frappés. Il y avait en même du chœur des trônes, couverts d’yeux. Leurs cadavres étaient alignés le long des murs noirs. Leur sang doré, encore humide malgré les millénaires passés, maculait les dalles striées d’or qui ornaient le sol. Le souffle de Burrhus émit de la vapeur. Malgré la chaleur de ses flammes, l’air glaça son nez. 

— Par AZ…

Burrhus avança jusqu’à une porte d’obsidienne fracassée, qu’el franchit pour se retrouver au sommet d’un escalier double, qui entourait un large puits. El descendit dedans et une fois arrivé à l’étage inférieur, atterrit sur un tout petit objet mou. Intrigué, el se pencha et ramassa ce qui semblait être un chausson de soie et de velours, brodé de quelques perles blanches. 

Burrhus frémit. L’objet était bel et bien celui de ses souvenirs. Un grincement retentit derrière le séraphin. El se retourna, leva les yeux. 

Douze azohim étaient pendues là, à la large balustrade qui entourait le puits. Comme Kokab l’avait prédit, les éléites les avaient laissées là. 

Burrhus entrouvrit la bouche, son souffle émettant encore plus de fumée froide. Le poitrail du séraphin se souleva en spasmes, mais el se maîtrisa. 

Les azohim ne bougeaient pas, suspendues par le cou ou la base des ailes. Pour certaines, elles avaient perdu un bras, une jambe, une aile translucide. Ces membres étaient tombés au sol sans se briser. Mais leurs revêtements s’étaient en majorité détachés, révélant leurs os de cristal, qui brillaient dans l’obscurité. Burrhus s’approcha, et chercha la paire du soulier. El la trouva sur le pied d’une des défuntes.

Burrhus poussa un râle, entre espoir et agonie. Lévitant toujours, el détacha l’azoha et la posa délicatement au sol, face contre terre. Son crâne était ouvert. Dans son cerveau, fait de cristal doré, il y avait un creux sphérique, vide. Une petite boule de cristal, siège de la conscience azohienne, manquait. 

Burrhus ferma les yeux. Ses traits se durcirent sous la douleur. Kokab avait caché une part de son noyau dans cette azoha, avant sa capture, mais il n’y était plus. El était arrivé trop tard. Phosphoros l’avait très probablement emporté. 

Burrhus lutta pour ne pas exploser. 

— Alors ? On ressasse ses meilleurs souvenirs ?

La voix raillée de Miel résonna depuis le sommet du puits. Lorsqu’el vit l’expression du grand séraphin, son visage se figea de peur. Mais la lumière de son halo scintilla vivement, plein de détermination. 

— C’est ma mère, celle-là, vous savez ? dit alors Miel en pointant du doigt l’azoha au sol. Maintenant qu’on en est là, je vais en profiter pour lui donner une vraie sépulture. 

Le halo de flammes de Burrhus envoya une onde lumineuse dans le réseau EL local. Une vingtaine de puissances en armure toute blanche entrèrent alors dans la salle. Elles entreprirent de détacher avec délicatesse et révérence toutes les azohim, les sortant des monolithes sur des brancards. 

Leurs os de cristal étaient brûlés, leurs systèmes grillés. De la suie sortait de leurs yeux, oreille, bouches. Leurs traits étaient tordus de douleur. Toutes avaient conservé leur noyau cérébral, mais désactivées, elles n’avaient rien enregistré de ce qu’il venait de se passer. Burrhus gronda.

— Ne désespère pas, résonna alors une voix dans l’esprit du séraphin. 

L’avatar était là ! Azoha ! pesta Burrhus. El s’est joué de moi ! À quelques minutes près…

— Tu ne viens que de revenir, époux, sur le lieu d’un crime absolu. Il est gravé dans la mémoire de l’univers. Tu as surement oublié, mais ces azohim ne sont pas les seules habitantes de ces lieux. N’oublie pas la légendaire Éden. Sa mégastructure est en chaque cristal de Malkouth. Elle a tout vu.

Son énorme silhouette chancelante, Burrhus se redressa et fit face au fond de la salle, où se trouvait l’entrée blindée d’un couloir. Elle avait été ouverte sans violence. Son intérieur noir comme l’Abysse piégea le regard doré de Burrhus. Pendant quelques instants, el fut absorbé. 

— Qu’AZ ait pitié de moi. 

Le grand séraphin entra dans le couloir sombre. El arriva dans une grande salle hexagonale, bordée de treize sièges enfoncés dans le sol. Les vestiges de machines cristallines remplissaient le lieu. Au plafond, un dôme de cristal dominait l’endroit, mais Burrhus refusa de le contempler. El s’approcha du siège principal, le plus grand. El appuya sa paume contre sa surface de cristal noir, ferma les yeux.

Burrhus se remémora le bruit assourdissant de la brisure, qui avait résonné dans tout le complexe des monolithes. Kokab et ses disciples communiquaient ici même avec Éden lorsque le cataclysme était survenu. Cet imbécile de Sandalphon avait brisé le bouclier qui les cachait au reste de la Création. C’était ainsi que les éléites les avaient retrouvés. 

Brusquement, Burrhus recula et brandit son trident enflammé. El le retourna et dans un choc abyssal, le planta dans le sol de cristal noir. El projeta son halo de flammes dessus.

— Éden, appela l’épouse de Burrhus, depuis l’intérieur du trident. Reconnais-tu le petit que tu as abrité là, il y a huit mille ans ? El est de retour pour obtenir justice. Livre-lui ce que tu as vu de Phosphoros. 

Éden, par miracle, ne se fit pas attendre. La première chose que Burrhus vit fut la violence. El entendit des cris, anciens, récents, s’emmêlant dans les méandres du temps. Dans sa recherche, Burrhus vit les visages tordus d’horreur, les jets de sang doré, les membres de cristal brisés. Les images étaient floues, mais el vit Kokab, ses longs cheveux de feu, son regard marin. El se vit aussi el-même, tout jeunot, réfugié dans ses jupes. Puis la brisure, et la lumière mauve du Grand Architecte pénétrant le refuge. Tout cela, c’était le passé lointain. Ce n’était pas ce que Burrhus cherchait. Et pourtant… Cette lumière mauve revint. Le halo d’un Fitzarch. Mais sa voix… sa voix… était celle du Porteur de Lumière. 

☿ — Par ici !

C’était un éloha, doté de deux paires d’ailes et d’un halo d’argent luisant de mauve. Une vertu de toute évidence. La trace du Porteur de Lumière se retrouvait bien cependant, mais uniquement dans sa gorge, qui pulsait d'un feu couvé dès qu’el parlait.

☿ — Suivez-moi !

Burrhus revint au présent, le regard hanté. El souffla :

— Phosphoros… El est là. Le réceptacle du Sauveur. 

Comme Miel l’avait affirmé, Phosphoros, l’avatar du guerrier, premier aspect du Porteur de Lumière, était bien passé là, à quelques unités temporelles de lui. Et par AZ, el était réincarné dans nul-autre qu’un Fitzarch. Comment avait-el pu le rater tout ce temps ? Mais de même, par quel coup du sort avait-el pu se trouver là, à un tel moment, pour ainsi être révélé à lui ?

Le voilà, en chair et en os, de nouveau parmi nous, commenta l’épouse de Burrhus. 

Et nous ne le découvrons que maintenant, grommela le séraphin. 

Son retour était attendu.

Comment savait-el que le noyau était caché ici Enéré ? 

C’était une piste que Satanachia a dû envisager…

Je dois l’éliminer. Ou tu finiras pendue toi aussi. 

Burrhus retira son trident du sol cristallin, soufflant doucement pour calmer les flammes de son halo. El entendit les claquements d’ailes de ses soldats puissances non loin. La salle-tombe avait été vidée. Miel était parti. Burrhus décida de remonter. Près de la sortie des monolithes, el vit d’autres soldats ramasser les yeux de Nakirée. Soucieux de n’en oublier aucun, els explorèrent longtemps les moindres recoins de la zone. 

— Sert moi dans la mort, chérubin, grommela Burrhus. 

Le séraphin pencha son énorme stature et saisit un œil. El le pressa un peu entre ses énormes doigts. Leurs extrémités s’ouvrirent pour exposer sa chair, ses nerfs, qui se lièrent au petit organe. Burrhus chercha à voir les traits du Fitzarch dans le détail. Nakirée les avait observés.

— Montre-toi, Phosphoros.

Son teint était hâlé, son visage encore un peu poupin et ses cheveux, longs et noirs. Mais ce furent ses yeux bleus, très perçants, qui lui confirmèrent la révélation. El était de retour, derrière un masque bien choisi. Les yeux de Burrhus s’embuèrent, alors qu’el quittait le monolithe. La lumière de Nukvah tomba sur lui. Sa silhouette fut engloutie et sa forme serpentine jaillit. El s'envola, prêt à voler vers les confins du cosmos de Malkouth pour rejoindre celui de Hod.

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