Quelques heures plus tard, Michaël fut tiré de ses songes par un contingent de puissances en armure orange, issues de la Milice de la Gloire, au service du royaume de Hod. Ces dernières le libérèrent de ses chaines mais le saisirent fermement par les épaules pour le faire embarquer dans un vaisseau anonyme, dénué de tout symbole sur sa carlingue.
— Aïe ! grogna Michaël. Oui ben c’est bon pas la peine de me pousser, j’avance !
Le vaisseau décolla et entama un long trajet vers Kokab. À mesure qu’il s’en rapprocha, Michaël put admirer la cité. Kokab, capitale du Royaume de Hod, scintillait toute entière grâce aux halos de ses milliards d’habitants, qui faisaient d’elle une galaxie multicolore. Plantée au beau milieu du désert ocre, la cité s’étendait sur presque un million d'années lumières. Ses temples de pierre orangée vibraient sous les chants de millions de chorales élohiennes. Ses tours de mercure ou d’argent coulaient doucement vers les hauteurs, jusqu’à se diluer dans l’atmosphère mauve.
Au centre de la cité-galaxie, un édifice incommensurable se tenait. C’était le Sanctuaire de Kokab, immense palais aux milliers de tours liquides et métalliques. De sa plus grande tour, pulsante, vibrante, il propulsait dans le cosmos un rayon de lumière orange si puissant qu’il éclairait tout le royaume. Ainsi, il accordait à Hod protection face aux ténèbres. Mais ce n’était pas tout. Dans ce rayon montaient des milliards d’âmes, en chemin vers leurs retrouvailles auprès d’EL. Venant de Malkouth, elles étaient ici canalisées pour assurer leur bon passage vers Netzach, puis vers les royaumes supérieurs.
Michaël observa ce rayon, au pied duquel el avait vécu depuis toujours. Un étrange sentiment monta dans son cœur, une lourde lassitude, une brusque tristesse. Ce Sanctuaire avait été son nid depuis sa naissance. À l’heure qu’il était, el aurait dû être avec sa chorale quelque part dans une de ces tours, à festoyer, célébrer la semaine de la mode. Michaël n’aurait pas trouvé cette fête intéressante, mais au moins, el aurait été familière, normale. La jeune vertu observa les puissances qui l’entouraient. Rien dans cette situation n’était normal et c’est sûrement pourquoi les soldats, renforcèrent leurs rangs, agités rien qu’à l’idée d’escorter le prince céleste qu’els avaient toujours protégé vers sa pénitence. Préoccupé, Michaël sut cependant ne pas le montrer et afficha un visage stoïque.
Le trajet vers le centre-ville dura plusieurs heures. Alors que le vaisseau descendait doucement vers sa destination, Michaël tendit le cou pour observer le paysage. Le Sanctuaire occupait toute la vue à l’avant. Mais sous sa présence dominante, à quelques milliers de kilomètres autour, s’élevaient des méga-complexes vertigineux qui accueillaient les chorales les plus grandes du royaume, ainsi que les quartiers nationaux de chaque chœur élohien. Parmi eux se trouvait la cathédrale de l’Ecclésia. Taillée dans le cristal et la roche, elle accueillait le culte d’EL, le Créateur et de son plus noble fils, le Porteur du Lumière. El faisait près de 1500 kilomètres carrés, dont chaque recoin était baigné de feu sacré par des séraphins en transe. Michaël observa ce spectacle depuis l’extérieur, les yeux ébahis.
À l’avant du vaisseau, une puissance pilotait le convoi en manipulant une grosse boule de cristal. Cette dernière .se mit à grésiller.
— Vaisseau HOD ENNEAD 31-019 pour la descente, appela le pilote.
— HOD ENNEAD 31-019 contrôle pour priorisation, répondit la voix d’un chérubin depuis la tour qui contrôlait le trafic aérien de la zone.
— H.E-31-019. Dix étincelles et un methuselah. Destination vers la Cathédrale Notre Fils de la Miséricorde : CATKOB.
— H.E31019. Transfert en cours vers CATKOB.
Le pilote n’eut pas le temps de remercier son interlocuteur. Le contrôleur de “CATKOB”, qui s’occupait de l’accès au célestoport de la cathédrale, se manifesta.
— H.E 31-019 accès à CATKOB refusé.
— Quoi ? lâcha le pilote, avant de reprendre son ton professionnel. HOD ENNEAD 31-019 accès à CATKOB requit. Consultez journal de bord.
— H.E 31-019 accès refusé, vous devez atterrir sur l’esplanade en face de la cathédrale.
— C’est une blague ? râla une puissance assise aux côtés du pilote.
Michaël, piqué de curiosité, se leva pour observer le poste de pilotage. Les puissances le tirèrent en arrière pour le remettre à sa place.
— 31-019 consultez votre propre plan de vol, dit le contrôleur.
— Els ont modifié le plan en cours de route. On doit vraiment le déposer en face de la cathédrale, murmura le pilote, dont la voix précédemment assurée avait été soufflée par la surprise.
El venait de consulter le plan de vol, qui affichait bien l’ordre d’atterrir devant la cathédrale, et non dans son parking officiel comme le bon sens l’aurait voulu.
— C’est de la folie. Nous avons un méthuselah à bord ! protesta le copilote.
— Un quoi ? demanda Michaël.
— C’est comme ça qu’on appelle les nobl’ailes de basse génération comme vous, très très nobles, avec la tête très très dure, répondit la puissance à droite de la vertu.
— Hey ! Vous réalisez qu’une fois que ce cirque sera fini je redeviendrai votre patron ?!
— Mon seul patron c’est Raphaël votre altesse, répondit la puissance.
— C’est lui qui a ordonné cet atterrissage, soupira le pilote.
— Vous voyez que parfois el est con, râla Michaël en se laissant tomber en arrière.
Les puissances ne répondirent pas, trop occupées à se creuser la tête pour savoir comment els allaient escorter leur “méthuselah” jusqu’aux portes de la cathédrale. Els observèrent la place devant l’édifice. Une très grande esplanade menait jusqu’à des marches, où des séraphins, ici dans leur forme civile composée de deux bras, deux jambes, trois paires d’ailes et un halo enflammé, entretenaient et pratiquaient le culte. Els chantaient les louanges divines et baignaient les environs de flammes sacrées, créant un incendie purificateur qui les envoyait dans une transe. Ainsi, els prêchaient les paroles du Porteur de Lumière de leurs voix puissantes, rugissantes. Mais au pied des marches, les autres élohim, vertus pour la plupart, n’étaient que modérément animés de ferveur religieuse. Profitant de l’immense place qui bordait la cathédrale, els avaient installé là de quoi jouer à différents jeux d’esprits et aménagé des espaces de débat, où els se disputaient sur les derniers sujets tendances. Agacés par ces activités profanes, les séraphins venaient souvent fustiger les vertus, qui se moquaient bien de leur bigoterie. Les puissances allaient devoir atterrir en plein milieu de ce brouhaha de disputes et de chants, ce qui ne serait pas chose aisée. Observant la scène, Michaël ne put s’empêcher de rire face aux facéties des siens, qui le divertirent un peu de son chagrin.
Ainsi, le pilote fit descendre très doucement le vaisseau, le plus près possible de la cathédrale. À mesure que la navette perdait de l'altitude, l'humeur de Michaël changea. El vit l'hystérie des élohim, leur dangereuse agitation. Els avaient les mains tendues vers el, les yeux et la bouche grands ouverts, leurs visages déformés par la folie. Els étaient partout, au-dessus, autour, en dessous du véhicule et de sa petite escorte. L'univers se mit à trembler. Les cœurs de Michaël furent saisis d'une douleur intense. El lutta pour respirer. Les puissances appelèrent des renforts via le réseau EL pour qu’un chemin sécurisé soit tracé vers les portes de la cathédrale, ainsi qu’à l’intérieur. Ce n’est qu’au bout d’une heure que le vaisseau se posa enfin. Mais le peupl’aile rassemblé là se moqua bien des puissances et poussèrent pour voir qui allait sortir de ce vaisseau inattendu.
— Dégagez ! ordonnèrent les puissances à la foule. Allez ! Allez !
Une des portières du véhicule s’ouvrit. Michaël resta figé, incapable de bouger. Les puissances sortirent. Avec plusieurs centaines de leurs camarades venus en renfort, el formèrent un périmètre de sécurité, retenant les millions d’élohim qui arrivaient. La taille imposante des soldats aida. Els faisaient deux fois la taille de Michaël et trois fois son épaisseur. L’un d’eux se pencha et tira le prince par les jambes pour l'extraire du véhicule. Devant les élohim, el porta Michaël au creux de son bras, comme un petit animal de compagnie. Les peupl’ailes à peine éloignés éclatèrent de rire. Les puissances finirent par poser Michaël, qui trouva la force de marcher par lui-même. La foule autour d’el était si dense qu’el ne vit plus rien d'autre, pas même la façade de l'immense cathédrale. El traversa la tempête créée par leurs battements d’ailes en tenant fermement sa robe. Les peupl’ailes le regardèrent tout du long avec sidération. “Un prince céleste, ici ?” Certains restèrent pantois, d’autres s’inclinèrent maladroitement devant el, d’autres même s’enfuirent, incapables de digérer une telle anomalie. Mais tout ce que vit Michaël fut la majorité encore hystérique, qui sautillait et voletait en hurlant des moqueries, des encouragements, mais aussi des insultes.
Michaël enterra sa terreur au plus profond d'el-même et enfin, el arriva sur les marches qui montaient vers la cathédrale. Le feu des séraphins l’enveloppa. Il purifia sa peau, son visage, son halo, délivrant leurs lumières. Aveuglé par les flammes, les puissances durent le guider entre les portes de la cathédrale, puis à l’intérieur, dans sa nef. Là, le feu régnait. Et la lumière d’EL descendait sur tous.
Michaël resta paralysé quelques instants, stupéfait. C’était la première fois qu’el entrait dans la cathédrale. Les vertus comme el évitaient l’endroit. Son regard se perdit dans l’incendie. Des flammes à l’infini, dans toutes les directions, une marée de halos au-dessus. El leva les yeux et vit un ciel doré, orné de fresques épiques. Les chants graves des séraphins l’enveloppèrent, tout comme l’odeur de l’encens. Els chantaient d’une voix gutturale, une litanie déformée, frénétique, qui semblait vouloir arracher les mots eux-mêmes à la chair de l’univers. Leurs yeux dilatés, les lèvres retroussées en un sourire extatique, els s’abandonnaient entièrement à la transe. Leurs mains tremblantes griffaient l’air, traçant des sigils de lumière dans le brasier qui s’enroulait autour d’eux comme une tempête. Certains se jetaient à genoux, frappant violemment le sol de marbre blanc, leurs doigts noircis par le contact du feu sacré. D’autres lévitaient dans une extase absolue, leurs corps secoués de spasmes, criant des invocations incompréhensibles, mais portées par une foi démente. Dans les hauteurs, bon nombre de ces séraphins vénéraient EL et le Porteur de Lumière sous leur forme apocalyptique de grands serpents ailés. Els tournoyaient, terrorisant la foule des élohim et l’univers tout entier.
« Lumière ! Lumière éternelle ! » hurlait l’un, « Emporte-nous dans ta gloire brûlante ! Consomme-nous ! Purifie-nous ! »
Leur adoration du Porteur de Lumière était sauvage, incontrôlable, presque violente. Leurs chants s’élevaient comme une vague de pure folie, brisant la raison, ne laissant que le fanatisme et la dévotion totale. Les flammes léchaient leurs corps sans les consumer. Le feu lui-même dansait à leur rythme, créant une atmosphère de fièvre et de frénésie divine. Dans cette cathédrale immense, tout n’était que chaos sacré, comme si la Création elle-même se fissurait sous l’intensité de la vénération.
À quoi sert tout ce cirque ? se demanda Michaël. Raphaël lui avait expliqué que le devoir des séraphins était de vénérer EL pour le maintenir éveillé, malgré sa brisure. Pauvre EL…
Deux fils du Porteur de Lumière prirent alors le jeune Fitzarch par les épaules et l’emmenèrent parmi les flammes. Michaël observa les yeux dorés qui parsemaient leurs chasubles, leurs mains. Leurs halos de feu se fondaient dans l’incendie. Au contact des séraphins, la robe de Michaël se teinta de noir.
Les pénitents portent la couleur du Jugement, comprit le jeune Fitzarch.
Des pénitents, el ne tarda pas à en rencontrer. Les séraphins le laissèrent dans une foule d’un millier d’entre els, agenouillés à même le sol. Els étaient frêles, leurs yeux vitreux. Certains pleuraient, la plupart avaient le regard perdu dans le vide. Els étaient des pécheurs de haute génération, des élohim misérables ayant défié la volonté d’EL. Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda Michaël. Cette punition était-elle voulue par EL, pour avoir échoué à sauver les gardiens ? Ou n’était-ce qu’une étrange mascarade ?
Michaël observa les environs et sursauta lorsqu’el vit ce qui se tenait au loin. Au centre de la cathédrale se dressait une statue monumentale du Porteur de Lumière. Drapé de feu, ce dernier lévitait en position méditative. Mais ses yeux étaient ouverts. Son regard bleu électrique perçait l’atmosphère saturée de lumière. El brandissait devant-el une épée longue et fine. Son halo brûlait, aveuglant, alimentant l’incendie qui baignait la cathédrale tout entière. Ce n’était qu’une statue, mais elle était si réaliste qu’il semblait que le défunt primordieu se tenait là, bien vivant.
Michaël observa longuement le Porteur de Lumière, les yeux ébahis, oubliant un instant sa crainte. Les vertus n’appréciaient pas les séraphins, leur ferveur aveugle, leurs actes impétueux bien loin de la rationalité parfois froide appréciée par les fils de Sandalphon. Et les séraphins n’appréciaient pas les vertus, qui leur avaient piqué le royaume de Hod, tout de même. Mais les deux chœurs s’entendaient sur leur fascination pour le Porteur de Lumière. Michaël récita intérieurement la poésie la Genèse :
À l’aube du Tohou
EL entra dans sa Création,
S’incarnant dans un corps, l’Adam Kadmon,
Un être de lumière aux dix vases forgés,
Qui portaient en leurs seins les Royaumes des Cieux.
Alors EL prononça six noms divins,
De sa parole jaillirent les primordiaux,
Six esprits créateurs, bâtisseurs des cieux,
Leurs travaux intenses décorèrent l’infini.
Mais la lumière trop forte éclata les vases,
Dans la Première Brisure, le chaos émergea,
Six royaumes brisés, l’Abysse révélé,
Des profondeurs surgirent les démons innombrables.
Les primordiaux luttèrent, le combat sans fin,
Leur force faiblissait, l’ombre gagnait terrain,
À l’aube de la défaite, une flamme s’éveilla,
Le Porteur de Lumière, du néant se dressa.
De son feu sacré, el repoussa la nuit,
Chassant les ténèbres, ramenant la vie,
L’Abysse apaisé, la lumière triompha,
Et les cieux retrouvèrent leur éclat d’autrefois.
En voyant ce sauveur, Michaël ne put s’empêcher de sourire. El se souvint des récits passionnés qu’en avait faits Raphaël. Des hauts-faits du Porteur de Lumière, Raphaël tirait toujours des leçons de discipline et de thaumaturgie.
“Contrairement à ses fils impétueux, les séraphins, le Porteur de Lumière possédait un esprit d'une clarté redoutable, capable de percer les mystères les plus complexes de la Création. Son intelligence, affûtée comme sa lame divine, ne se laissait jamais troubler par les passions dévorantes qui animent ses descendants. Chaque décision qu’el prenait était le fruit d'une réflexion méthodique, pesée avec précision, où le moindre détail trouvait sa place dans un plan plus vaste. Mais cette froide rationalité n’éteignait en rien la chaleur de son amour pour les élohim. El veillait sur eux avec une bienveillance infinie, toujours attentif à leurs besoins et leurs faiblesses.”
Raphaël parlait du Porteur de Lumière comme s’el l’avait connu. Or ce dernier était mort bien avant sa naissance, au terme de la Seconde Brisure. Le Sauveur s’était alors sacrifié à l’Abysse pour gagner du temps, laissant place à l’arrivée imminente des partzufim.
“Le plus grand mérite du Porteur de Lumière est d’avoir engendré notre Père Sandalphon !” disait souvent Raphaël, fier d’avoir une telle ascendance.
En émergeant de ses souvenirs, Michaël réalisa que des larmes coulaient sur ses joues. Une profonde tristesse la submergea. Que penserai le Sauveur d’el ? Soutiendrait-el sa dévotion envers les élohim, mission de vertu ? Ou le condamnerait-el comme Raphaël pour sa désobéissance ? Peu importait. Le Porteur de Lumière était mort, comme les autres primordieux. Seul le Grand Architecte avait survécu à la Seconde Brisure, barricadé dans son Palais d’Argent à Tiphéreth.
Non, je ne dois pas perdre la foi…
Malgré leur disparition, les primordieux n’étaient pas tout à fait morts. Els ne pouvaient mourir, car els étaient les principes mêmes de la Création et du Créateur. Miséricorde, Jugement, Espace-temps, Futur, Information, Planification. Els étaient incontournables. Ainsi, leurs lumières, porteuses de leurs consciences, coulaient encore dans le réseau EL, énigmatiques. Alors les élohim continuaient de leur parler, de leur envoyer leurs dévotions et leurs prières. Michaël observa encore la statue du Porteur de Lumière. Faite de cristal, elle captait la lumière orange du primordieu qui circulait dans le réseau EL. El était là, el écoutait. Agacé par les rugissements incessants des séraphins, Michaël décida de formuler sa propre prière au primordieu.
Porteur de Lumière, porte ta miséricorde sur les pénitents
Qu’els n’aient pas à craindre la douleur du jugement
Porteur de Lumière, donne-moi la force de ton esprit
Pour surmonter cette épreuve impie
Porteur de Lumière, aide-moi à combattre la corruption
Qui se cache parmi nous, sous ton nom
☿ Courage, ce n’est qu’un mauvais moment à passer.