Nakirée se réveilla dans le noir. El était allongé sur une table en métal, dans une petite pièce vide. Des chocs sourds résonnaient depuis l'extérieur. Ses souvenirs revinrent, la montée vers le cosmos, Hémoée, puis la grande gueule de Burrhus, porteuse de mort. Nakirée laissa une vague de colère le soulever. Ses instincts apocalyptiques revinrent comme lors de la révélation de Rhéa.
La graine avait germé. Et el n'avait rien vu venir. Un échec. Mais la mission de Nakirée n'était pas terminée.
Où suis-je ?
Nakirée se trouvait dans une petite pièce vide. Écoutant attentivement, Nakirée perçu le vrombissement de moteurs luminiques, comme dans un vaisseau céleste. Prudemment, l'Interracs glissa son esprit vers le réseau EL. La lumière ambiante était floue, opaque, comme dans un cours d'eau sale. Nakirée ne vit ainsi pas grand-chose. Cependant, el finit par capter une lueur familière non loin. Nakirée poussa la porte de sa cellule sans y croire et pourtant, elle s'ouvrit. N'était-el pas captif ?
— Nakirée ! appela une voix grave étouffée.
— Luisiel ? reconnu l'interracs.
Dans une cellule avoisinante, le planétologue gisait au sol, son corps calciné. Mais en le voyant, Nakirée sursauta. Quelque chose clochait. Son corps chimérique mutait à vue d'œil, se dotant de racines, d'un tronc et de branches garnies de feuilles. Le corps du chérubin se transformait peu à peu en véritable plante, son chimérisme échappant à son contrôle. Nakirée comprit alors.
— Luisiel ? Tu es mourant ?!
— Oui... Merci de me le rappeler...
Nakirée s’agenouilla auprès de Luisiel. El réalisa alors que le chérubin-planétologue n'avait plus d'yeux, ni sur son corps, ni sur son visage.
— Qui vous a fait ça ? haleta Nakirée. Comment ?
— Burrhus et ses brutes ont pris mes yeux.
— Que s'est-il passé ? Miel m'a dit que vous étiez partis après avoir vu Rhéa tomber.
— Partis ? Par EL non ! Je n'ai pas accepté... le coup d'État de Miel, expliqua le planétologue. J'ai tenté d'enterrer notre entrepôt de conservation pour protéger notre héritage mais... Mais Burrhus m'a attaqué. El m'a vaincu... Mais peu importe. Miel est fou de penser qu'on peut tromper ainsi le Grand Architecte en prenant un trône qu'el n'a pas octroyé. Peu importe le mérite de Miel, peu importe la légitimité... La loi du dernier primordieu prévaut. Et ses secrets seront gardés à tout prix… à tout prix…
Nakirée réconforta Luisiel comme el pu, alors qu'el reprenait son souffle. El put lire la douleur sur les traits crispés du planétologue. Des larmes coulaient de ses orbites vides. Luisiel et Miel avaient été si proches, très longtemps. Els avaient reconstruit Sicad ensemble des millénaires durant. La trahison ressentie par Nakirée ne devait être qu'un léger crève-cœur comparé à ce que devait ressentir Luisiel.
— Où est Pomiel ? demanda finalement Nakirée, qui ne souhaita pas remuer le couteau dans la plaie du mourant.
— Mort... J'ignore où sont les autres... EL sait, Burrhus les a tués aussi.
— Par EL… soupira Nakirée. C’est…
— Comme au temps de la guerre…
Luisiel, au bout de ses forces, s'affala. Nakirée le soutint comme el put. Le planétologue balbutia :
— Peu importe Miel... peu importe...
— Comment ça ? fit Nakirée.
— Ne vois-tu rien Interracs ? J'ai perdu mes yeux mais c'est toi qui est aveugle !
Nakirée ne s'énerva pas. El écouta.
— C'est Burrhus ! s'emporta Luisiel. El est celui derrière tout ça. El était au courant, complice depuis le début. C'est évident…
— La nuit sans étoiles est en effet sa machination, dit Nakirée. El a bloqué nos ophanim. Mais pourquoi.
— Pourquoi ? Ha ! Tu sais pourquoi, Interracs. El veut ouvrir les monolithes ! Et ressusciter la Brisure entre les élohim !
— Je... je ne sais pas...
— Oh Interracs, soupira Luisiel, plein de verve malgré son agonie. Tu te caches encore à moi. Je suis pourtant mourant. Tes secrets seront emportés au Berceau avec mon âme muette.
Nakirée pinça ses lèvres.
— Il semble que vous-mêmes savez la vérité, soupira-t-el. Sur moi, sur Burrhus.
— Tous les command'ailes ici, même Pomiel, ont tout de suite su la raison de ta venue parmi nous, ricana Luisiel. La vraie raison. Car personne n'est dupe, ici ! Les Interracs connaissent par cœur les technologies des anges, de Sicad et de toutes les planètes qu'els gardent. L'archéo-tech n'est pas ce qui intéresse Euthanatos ici. C'est la graine d'hérésie, les monolithes. Oui ! Oui je sais ! J'étais vivant à l'époque de la seconde Brisure figure-toi ! Comme Miel !
Nakirée resta silencieux, muselé par son serment d'Interracs.
— As-tu perdu de vue cela au beau milieu du chaos ? continua Luisiel. Les distractions étaient nombreuses. Miel, Hémoée... Tes efforts pour me convaincre, moi et les autres, de te faire entrer dans nos laboratoires... Personne n'était dupe ! Personne ! Mais nous ne t'en voulons pas ! Tu ne voulais faire que ton travail, pour notre bien. Je le sais. Je le sais. Nous n'étions pas dupes pour Burrhus non plus. Mais el, el ne semble pas vouloir notre bien.
— Que cherche-t-el exactement dans ces monolithes ? demanda enfin Nakirée. Els ne sont qu’une tombe… Les éléites ont surement déjà fait le ménage à la fin de la guerre.
— J'ignore ce qu'il y a à l'intérieur exactement, avoua Luisiel. Mais Burrhus veut en faire quelque chose, c'est ma certitude. C'est la seule raison valable de venir ici. Les évènements de ces derniers jours, notre situation… Élohim contre élohim... Une telle corruption que les jeunes du Far-Tikkun n'ont pas connu, et ne devaient pas connai… Arg...
Luisiel ne put plus respirer. Son corps végétal recouvrant peu à peu sa nature d'éloha. El ne put que cracher quelques mots :
— Ne le laisse pas Burrhus…entrer...
— Je mènerai ma mission d'Interracs jusqu'au bout, promit Nakirée. Je protègerai Sicad...
— Trop tard... horde...
Luisiel se détendit soudainement, du moins, les derniers traits de son visage sur l'écorce de son arbre-corps, striés par la détresse, s'apaisèrent.
— Il reste un espoir, soupira-t-el alors sans plus lutter. La flotte, la flotte d'Éden arrive. J'ai entendu Miel le dire...
— Je m'accrocherai à cet espoir, dit Nakirée. Pour Sicad.
Luisiel sourit. Puis el poussa un dernier souffle. Son corps finit sa métamorphose pour devenir un arbre florissant. Ne resta que son âme, dans son halo de flammes bleues, qui s'éleva et disparut peu à peu entre les fils de la Création.
"Luisiel de Sicad
Que ton âme monte dans le flot de la lumière d'EL
Rejoins le Berceau de Binah
Repose-toi et prépare-toi
Car tu reviendras sur les ailes d'Adam Kadmon"
Nakirée acheva sa prière et se releva. El s'aperçut alors qu'une branche de l'arbre-corps de Luisiel tenait une petite sphère. Nakirée cru voir une boule de cristal, mais quand el saisit l'objet, il ploya entre ses doigts.
Un œil...
Nakirée pressa le petit globe oculaire dans sa paume et le fit entrer dans son bras pour le cacher. Dans la pénombre, el chercha une sortie.
Il faut que je parte avant qu'els viennent arracher les miens...
⊗
— Nakirée ! Nakirée ! NAKIREE !
— Miel ?
La petite voix de l'ange, complètement hystérique, résonnait dans le long couloir de cristal. Nakirée avança en soupirant, les dents serrées, luttant encore contre sa colère. El regarda les cellules devant lesquelles el passait, toutes vides. El ne croisa personne, pas même les sbires de Burrhus qui auraient pourtant dû être ici, lui sembla-t-el. À l'extérieur, le tonnerre cosmique grondait. Les démons allaient commencer leur festin d'une minute à l'autre. EL sait, Nakirée pourrait être avalé el et tout le vaisseau qu'el explorait d'un seul coup. Une mort immédiate.
— NAKIREE ! cria encore Miel, alors qu'un son métallique émanait de sa cellule.
— J'arrive...
Nakirée retrouva son traître d'amant enchainé, comme Luisiel, mais encore vivant (cela ne faisait aucun doute par les bruits qu'el faisait).
— Oh ? Burrhus s'est retourné contre toi ? demanda Nakirée d'un ton volontairement léger.
— Tu oses te moquer de moi ?!
— Non, je fais juste une constatation.
— Maudit sois-tu !
— Calme-toi, chuchota Nakirée en se penchant sur Miel pour ôter ses chaines. Il ne faut pas attirer nos ennemis ici...
Se débarrasser des chaines ne fut pas facile. Ces maillons noirs, visqueux, ressemblaient à un produit des démons. Ils absorbaient la lumière sans la rendre et drainaient l'énergie de ceux qui les touchaient. Ainsi, Nakirée dû fouiller dans sa mémoire pour retrouver des passages de ses grimoires susceptibles de briser la malédiction.
— Alors, dis-moi ce qu'il se passe, fit Nakirée alors qu'el travaillait.
— La horde est sur nous, cracha Miel. Les élohim sont tous en train de se battre là... ou d'évacuer. Même les ophanim de Burrhus sont partis au lieu de nous aider.
— Tu as l'air surprit, osa Nakirée.
Miel fulmina, son corps fin tout tremblant, son halo crépitant.
— Burrhus m'a menti ! C'est sa faute ! Je ne voulais pas de ça, je voulais juste qu'on me donne enfin la couronne qui me revient !
Nakirée leva les sourcils sans rien dire. El n'avait pas l'énergie de débattre sur les torts de l'ange.
— Hémoée est-el en sécurité ? demanda plutôt le chérubin. Je l'ai envoyé vers les gros vaisseaux d'évac. Sont-ils partis à temps ?
— Oui, soupira Miel.
— Vraiment ?
— OUI !
— Très bien.
Après une dizaine de minutes, l'ange put enfin glisser ses petites mains hors de ses fers. Miel se leva immédiatement, prit son envol et entraîna Nakirée vers la sortie.
— Que veut faire Burrhus ? demanda l'Interracs.
— Je suis pas sûr, dit Miel sans se retourner.
— Un peu d'efforts ! Tu lui as promis quoi en échange de son aide ?
Miel ne dit rien.
— Un accès aux monolithes ? À celles qui reposent à l'intérieur ? C'est ça qu'el voulait non ? C'est la seule chose qui pourrait attirer qui que ce soit sur cette planète.
Miel se retourna, sans cesser de voler. El balaya le sujet de Burrhus d'un coup d'aile.
— Peu importe ce que veut Burrhus. Les monolithes doivent être ouverts.
— EL l'interdit.
— EL ? Non, EL n'a jamais interdit cela, protesta Miel. Seuls les vieux élohim qui pensent gouverner la Création, ton Euthanatos là, l'ont "interdit".
— On peut pas les ouvrir ! C'est comme ça !
— On ne va pas aller au fond ! s'agaça Miel. On va juste se cacher dedans ! Il est trop tard pour évacuer les anges. Les vaisseaux des azohim sont partis mais pas ceux des élohim. Trop tard pour eux, pour nous. Donc on va se cacher dans les monolithes ! Les démons ne peuvent les altérer, ou y pénétrer ! Je le sais ! Je l'ai vu de mes yeux il y a des millénaires !
Les démons non mais... Nukvah... pensa Nakirée. L'arme de destruction totale. Les monolithes ne nous abriteront pas d'elle.
— Non ! Non, non et non, insista Nakirée sans partager ses pensées. Et Burrhus ?! El aura ce qu'el veut !! Et si j'ai bien deviné ce qu'el veut. El va nous tuer ! El a tué Luisiel !
Miel ne réagit pas. El semblait déjà au courant de la mort de son ami.
— Si Burrhus nous voulait morts, nous le serions déjà.
— Non ! dit encore Nakirée. El veut que j'ouvre les monolithes pour el ! Tu le sais ? Tu dois le savoir !
— Burrhus m'a dupé ! se défendit Miel. El m'a aidé sans demander rien en retour. El m'a juste confirmé que Pomiel était un mauvais roi et que le Grand Architecte avait fait une erreur. El m'a expliqué qu'EL voulait que je sois sur le trône de Sicad, pas Pomiel. El est venu ici pour rectifier la situation, appliquer la volonté d'EL.
— C'est une blague ?
— Non !
— Miel, dis-moi la vérité maintenant !
— C'est la vérité !
— Je ne te fais plus confiance...
— Oui bah super ! Je peux dire n'importe quoi ! Tu me croiras jamais de toute façon. Mais tu vas voir ! Tu vas voir dehors ! La horde arrive et tout le monde ne pense qu'à se cacher là ! Il faut ouvrir les monolithes !
Au bout de quelques minutes, Nakirée et Miel sortirent. Els se trouvaient bel et bien à bord d'un grand vaisseau rectangulaire, tout à fait inconnu et exotique. En vol stationnaire, l'engin surplombait la vallée et les monolithes. Au pied des monuments noirs, une mer d'anges et d'élohim hurlait. Un océan de détresse, de lumières désespérées face au ciel noir d'encre. Les soleils de Sicad avaient disparu. Les halos des élohim étaient la dernière source de lumière ici.
— Par EL, souffla Nakirée.
Miel lui prit la main et sauta dans le vide. Les deux élohim planèrent sous les grondements du tonnerre et la noirceur absolue des ténèbres qui plongeaient Sicad dans la nuit. Nakirée entendit un rugissement familier.
— Burrhus !
Le serpent ailé parcourait le ciel noir, plus grand que jamais. El crachait du feu à tout-va, noyant la plaine de lumière orange.
— El repousse les démons ? demanda Nakirée.
Une lueur rouge couvrit soudain la plaine. Une autre figure immense apparut sous la noirceur. La silhouette d'un oiseau géant, couvert de plumes rouges et enveloppé d'un nuage rouge, mouvant. Un liquide écarlate entrait et sortait de son corps, en émanait une odeur ferreuse écœurante.
— C'est quoi ce bordel ? dit Nakirée, terrorisé.
— C'est Vélinel !
— Quoi ?!
— Vélinel ! répéta Miel. Premier ministre !! Ton complice là pour Rhéa !! El se bat contre Burrhus !
Nakirée étendit grand ses ailes pour planer. Plus que quelques mètres entre el et la marée élohienne.
— Il faut qu'on descende ouvrir les monolithes ! dit Miel. Les démons sont sur nous ! Vite !
— Non ! Je ne peux pas !
— Si tu n'ouvres pas nous mourrons tous ! Tous !
— Tant pis !
Miel attrapa Nakirée dans les airs et le secoua. Mais le chérubin, bien plus massif qu'el, ne bougea pas.
— Tu veux qu'on meure tous ! dit Miel. Pour rien ?!
— J'ai juré de garder fermé cet endroit à tout prix ! La Création en dépend !
Miel baissa les yeux puis les ouvrit grands, horrifié. Nakirée baissa ses regards à son tour, sur la mer de halos. De petites flammes bleues étaient perdues dans une marée de mauve.
— Hémoée, souffla Miel.
— Non, non, non, murmura Nakirée en fermant tous ses yeux.
Miel le tira par le bras pour descendre à la surface. L'ange prit Hémoée dans ses bras. Le jeune chérubin était tétanisé. Paralysé, les regards perdus dans l'horreur, el ne dit rien. Miel transperça Nakirée du regard.
— Ouvre les monolithes. Maintenant !
Burrhus contre Vélinel