Chapitre 7

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Nakirée et Hémoée s'enfoncèrent dans les couloirs du Sanctuaire, suivant Vélinel. Alors qu'els montaient dans la tour de l'administration, les chérubins eurent l'impression de descendre en sous-terrain, tant les murs étaient gris et froids, dénués de fenêtres. Sur le chemin, els ne croisèrent personne.

"Où vas-tu ?" demandait sans cesse Miel à Nakirée, à travers le réseau EL.

"Je t'expliquerai en temps voulu" répondit le chérubin.

"Est-ce en rapport avec Hémoée ?"

"Non"

"Le black-out alors ? Il n'y a plus de quoi s'inquiéter ! Regarde ! Les ophanim de Burrhus sont là !"

Le chérubin ne répondit pas.

"Nakirée je t'ai dit qu'il n'y a rien à craindre !"

"Source ? Burrhus et ses ophanim de poche ?"

"Oui ! Els ont vu le danger s'éloigner ! Tu ne leur fais pas confiance ?"

"Ces images étaient... Je croirai ce que je verrai de mes propres yeux. La nuit est toujours..."

Nakirée observa la nuit sans étoiles au travers des fenêtres sur son passage. Le firmament, vide, semblait s'assombrir encore et encore. 

"Nous allons te montrer ! Ne fais pas l'enfant ! Reviens !"

Vélinel se retourna, la mine encore courroucée, et poussa une porte battante avec son dos. Nakirée souffla par le nez. La domination écoutait ses conversations privées. La force de son hod le lui permettait. Alors le chérubin coupa les communications.

— Nous devrions garder Miel avec nous, dit soudain Hémoée. 

Nakirée lui adressa des regards doux.

— El est vulnérable, ajouta le jeune chérubin. El ne semble pas avoir compris que Burrhus a menti. La peur a aboli son hod. 

— Oh crois-moi, el sait ce que Burrhus mijote, dit sèchement Vélinel. C'est pour ça que Pomiel vous a interdit de lui parler. 

— Que fait l'évêque ? demanda Nakirée. 

— EL seul le sait, répondit Vélinel. Il nous faut le découvrir avant l'arrivée des ténèbres. 

— Père, as-tu perdu ton amour pour Miel ? insista Hémoée. 

— Nous devons découvrir la vérité avant tout, dit Nakirée. El a choisi de garder des secrets, de soutenir des mensonges…

— Mais el ne peut vouloir que notre bien ! protesta Hémoée. Si nous lui montrons le témoignage de l'ophana, el changera de camp et nous avouera les plans de Burrhus, si el les connait. Papa, comment peux-tu l'abandonner au premier obstacle ?! 

— Je ne l'ai pas abandonné, dit Nakirée. 

— Après ce que tu as vu, Hémoée, c'est ton hod et ton netzach que je questionne, fustigea Vélinel. 

— Je pense simplement que Miel tente quelque chose pour saper le règne de Pomiel, révéla Nakirée. Je peux le comprendre, mais je n'accepte pas qu'el utilise une situation si grave, l'approche évidente d'une horde, pour faire son jeu. 

L'étonnement chassa un instant toute trace d'inquiétude de l'expression d'Hémoée. Tous les yeux qui parsemaient son corps s'ouvrirent grand. 

— Je sers Pomiel, dit Vélinel. Je ne laisserai pas Miel accomplir un coup d'État. 

La domination ouvrit une dernière porte. Nakirée franchit la franchit avec son fils et arriva dans une salle d'attente grisâtre. Vélinel s'installa tout naturellement sur une humble chaise. Nakirée et Hémoée firent de même.

— Père ? fit l'adolescent.

— Oui ?

— Pourquoi Luisiel t'a t'el traité de menteur ?

Vélinel ricana. 

— El a simplement des préjugés négatifs sur les Interracs, expliqua Nakirée. Il est vrai que par le passé, les Interracs n'ont pas toujours été transparents et pédagogues. Les siècles qui ont suivi la seconde Brisure ont été tumultueux... À cette époque, le savoir était une monnaie d'échange, un moyen de survie. Mais les temps ont changé. Notre mission est maintenant de redécouvrir et partager les savoirs à tous ceux qui en ont besoin. 

— Luisiel a dit que ce n'est pas ta "vraie" mission, dit Hémoée, méfiant. 

— Ton père est là pour garder les monolithes de la vallée, coupa Vélinel. 

Nakirée ferma les yeux et poussa un long soupir.

— Hein ? fit Hémoée. 

Vélinel ne prit pas la peine de se répéter. El se contenta de sourire, tout heureux d'avoir semé le trouble.

— Je t'expliquerai plus tard, dit Nakirée à son fils. À l'heure actuelle, nous devons nous concentrer sur le black-out. 

— On ne sait pas ce qu'ils cachent, ces monuments, poursuivit soudain Vélinel. Mais c'est assez précieux pour que la Chokmah et sa branche Interracs veulent que ça reste fermé. Pas mieux pour attiser la curiosité n'est-ce pas ? On appelle ça l'effet Streisand. 

— Straiz... hein ?

— Nakirée n'est pas le seul invité de marque présent sur notre petit caillou paumé rien que pour les monolithes... Oh ! Voilà mon Garviel qui arrive. 

Garviel, le génér'aile de Sicad, arriva dans la salle d'attente.

— Qu'alliez-vous dire, domination ? demanda Nakirée à Vélinel. 

— Rien, rien, râla le premier ministre. Je disais juste que les monolithes sont la seule curiosité ici, le seul lieu d'intérêt. Car on ne peut pas compter sur l'œuvre de Miel ou de Luisiel pour intriguer ou ravir l'esprit. Pas vrai Garviel ? 

La puissance grommela. Nakirée l'observa, scruta de tous ses regards le visage brut du guerrier, regrettant encore de ne pas avoir pensé à le contacter plus tôt. Quoique, la puissance était sous les ordres de Vélinel. La domination et son génér'aile se saisissaient de ceux dont els avaient besoin, de leurs pions, au moment choisi. L'initiative de Nakirée serait surement restée sans réponse. Sans la bêtise d'Hémoée, l'Interracs aurait sans doute été exclu de leur quête. 

Garviel soutint les regards de Nakirée sans broncher.  

— Prêts ? grommela la puissance en se levant, sans plus de salutations.

Nakirée acquiesça, mais Garviel attendit le signal d'Hémoée. 

— Bon, allons-y.

La salle d'attente, qui accueillait d'habitude de simples voyageurs, était adjacente à un petit hangar à vaisseau. Garviel se baissa, tout comme Vélinel, pour y accéder au travers d'un passage décidément pas taillé pour l'ampleur de ces grands command'ailes. Dans le hangar, des dizaines de navettes étaient garées. Au fond, la grande porte automatique qui donnait sur le dehors était fermée, laissant l'endroit immobile et silencieux. Pas même un bruit mécanique ne résonna, seulement les pas des bottes métalliques de Garviel. La troupe traversa l'endroit pour rejoindre un petit atelier. Là, sur une table médicale, était posé un ophana. Dès qu'el le revit, Hémoée se crispa. Nakirée posa sa main dans le dos de son fils.

— C'est donc el que tu as trouvé ? demanda l'archéo-tech à son fils. 

— Mmh, grommela Garviel. C'est plutôt moi qui ai trouvé ta progéniture avec ce satellite. El a réussi à s'encastrer entre ses roues. 

Hémoée, pourtant déjà bien grand, se replia sur el-même, recroquevillant ses ailes. Nakirée s'approcha de l'ophana, entrainant son fils avec el. L'ophana était fait de deux roues bardées d'yeux d'environ un mètre cinquante de diamètre, imbriquées l'une dans l'autre. Le halo de flammes qui pulsait en son centre était faible, ronflant. El était silencieux, de toute évidence en veille. 

— Hémoée, dit Vélinel d'un ton ferme, très professionnel. Tu as vu ce que cet ophana a vu, n'est-ce pas ?

— Oui. J'ai vu et...

Hémoée se mit à trembler. Nakirée se rapprocha encore de son fils.

— Nous avons nous-mêmes scanné la mémoire de cet ophana et n'avons rien trouvé de spécial, expliqua Vélinel. C'est un satellite géostationnaire, chargé de filmer la surface. 

— Pourquoi est-el en veille ? demanda Nakirée. Cela fait partie de son cycle fonctionnel ?

— Oui, dit Garviel. El suit son protocole.

— Et pourquoi ne s'est-il pas réveillé ? demanda Nakirée. Protocole ou non, une telle chute aurait dû le faire sortir de son sommeil immédiatement. 

— J'ai quelques chérubins spécialistes des ophanim parmi mes élohim, expliqua Vélinel. Els ont tenté de le réveiller, sans succès. Là repose l'anomalie selon eux. Car els ont vu sa mémoire et rien d'anormal…

— Tes chérubins sont incapables ! s'emporta Hémoée, tremblant de nervosité. Cet ophana m'a parlé ! El m'a dit que la horde est aux portes du système !

— Comment l'as-tu fait parler, étant donné sa veille ? demanda Nakirée à son fils d'un ton doux. 

— J'ai pas pu communiquer avec el au début, que ce soit via le réseau ou non. Donc j'ai appliqué le rituel de révélation mémorielle pour le forcer à parler. 

Vélinel échangea un regard dur avec Garviel, avant de l'abattre sur Nakirée. 

— C'est un rituel des Interracs, comprit la domination. 

— Oui, confirma Nakirée en gardant la tête haute.

— Ton fils n'est pas un Interracs, pourquoi connait-el ce rituel interdit à tout autre ?

— Mon père n'a pas fauté, dit Hémoée. C'est moi qui ai lu ses grimoires en secret. 

Nakirée ne réagit pas ouvertement. Ses cœurs se serrèrent. El ressentit une brève vague de frustration, déchirante, mais el s'effaça très vite pour laisser place à une inquiétude, accompagnée d'une sensation chaude, presque joyeuse. Nakirée aurait dû être en colère face au blasphème effectué par son fils. Mais la recherche de vérité, l'exploration, le courage, étaient les valeurs des Interracs. Et Hémoée en avait fait preuve. Nakirée resta auprès de son fils, tout en scrutant Vélinel de tous ses regards. 

— Ton père a fauté, rectifia Vélinel. El doit garder le contenu de ses grimoires précieusement. 

— Les Interracs disent que leur savoir est accessible à tous ceux qui en ont besoin ! se rebella Hémoée. Donc je me suis servi !

— C'est pas notre problème grommela Garviel. C'est même notre solution. Interracs, fit-el en donnant un coup de menton en direction de Nakirée, le témoignage de ton fils ne suffira pas à contredire Burrhus. Il nous faut un enregistrement depuis la source. Révèle-nous la mémoire cachée de cet ophana. 

Nakirée observa un instant Vélinel, dont le regard sombre devenait pressant. La domination, maitre de son corps et de son esprit, laissait voir son impatience en tapant frénétiquement du pied sur le sol carrelé. Nakirée n'était pas dupe, tout était calculé. Garviel el, titan de métal dans son armure encombrante, restait stoïque. 

— Je n'ai plus le temps pour les secrets, dit Vélinel. Les autres command'ailes tentent de nous prendre pour des imbéciles depuis hier. Toi et moi savons qu'els cachent quelque chose. Alors utilise tes dons, Interracs ! 

— Je suis un archéo-tech, répondit Nakirée. Les ophanim ne sont pas ma spécialité.

— Si ton fils a pu en tirer quelque chose, toi aussi tu peux, gronda Garviel. 

Nakirée posa la main sur l'ophana, ferma tous ses yeux. El avait enfin accès à un porteur de vérité. El lui fallait simplement la saisir. Mais la peur monta dans sa poitrine, s'écrasa dans ses mains et ses pieds. El allait devoir chercher un souvenir qu'el ne voulait pas voir, un évènement dont el ne voulait pas confirmer l'existence. Le pire scénario. La catastrophe ultime. Nakirée pressa son esprit contre le halo de l'ophana, prêt à y pénétrer. Mais une nouvelle vague de peur le figea. Reprends-toi, s'ordonna-t-el. Si Nakirée parvenait à retrouver le souvenir découvert par Hémoée, el pourrait enfin brandir une preuve aux yeux de Miel et de Pomiel. Sicad pourrait être gardée sauve, sans mystères, sans secrets.

C'est alors qu'Hémoée posa à son tour une main protectrice sur l'épaule de son père. 

Enfin, l'esprit de Nakirée s'ouvrit. Les flammes de son halo se mirent à danser alors que le rituel de révélation avancée commençait. Le halo de l'archéo-tech enveloppa celui de l'ophana. Délicatement, el s'enfonça dans une mer noire, profonde. Les visions commencèrent. La surface de Sicad apparut, glissant sous sa vue. Éclairée, puis assombrie par la nuit. Rien d'inhabituel. Depuis son orbite, l'ophana avait vu les halos des élohim, la lueur des créatures. Les yeux de ses roues avaient inévitablement filmé le cosmos, devenu entièrement noir du jour au lendemain. Nakirée observa un moment ces souvenirs, sans trouver autre chose.

— Je ne vois rien de spécial, dit Nakirée.

Vélinel fronça ses sourcils, la mâchoire crispée. 

— Essaye encore ! ordonna la domination. 

Nakirée sentit sa nuque ployer, son esprit s'enfoncer. Vélinel venait d'utiliser le pouvoir de sa voix pour le dominer, le forcer. El n'en avait nul besoin pourtant, Nakirée n'aurait pas abandonné de si tôt. Mais ainsi contraint, le chérubin fouilla encore dans la mémoire de l'ophana, les lèvres scellées. Retrouvant peu à peu son libre arbitre, Nakirée envoya une pulsation lumineuse dans le réseau EL, en direction de son fils. Par miracle, Hémoée comprit ce que son père aurait voulu faire. 

— Essayons de réveiller l'ophana, dit-el. C'est seulement ainsi qu'el parlera. 

Vélinel élimina son emprise sur l'archéo-tech. Sans rien dire, Nakirée entreprit de réveiller l'ophana. Du bout de ses doigts, el envoya des pulsations électriques dans ses roues et dans son halo. L'ophana sursauta, sans se réveiller. 

— Qu'as-tu fais avant qu'el ne te parle Hémoée ? demanda Nakirée. 

— Je l'ai percuté, bien malgré moi…

— Tu t'es encastré dans ses roues, corrigea Garviel.

Un frisson parcouru soudain l'échine de Nakirée. Une intuition froide que son esprit jugea rocambolesque, indécente. Pourtant, chaque cellule de son corps semblèrent lui hurler d'obéir à son instinct. Nakirée leva sa main, serra ses doigts et pressa contre l'intérieur d'une des roues de l'ophana. Vélinel et Garviel reculèrent, effrayés, alors que Nakirée pénétra la chair puis l'os de l'ophana.

— Père ? Que fais-tu ?!

L'archéo-tech, concentré, récita le cantique de détermination. Ainsi, el détacha son esprit pour ne pas réagir el-même à la brutalité de son acte. Alors que ses ongles creusaient, Nakirée finit par pincer le nerf optique de l'ophana. Un hurlement retentit. Nakirée serra les poings et arracha un œil. D'un seul coup, el fut projeté en arrière. Hémoée hurla. Vélinel aboya un ordre alors que Garviel se jetait sur l'ophana, enfin réveillé. Ce dernier émit un son strident, déchirant, de pure douleur et terreur. Nakirée, le dos plaqué contre le mur, se redressa en grimaçant. El vit alors Garviel planter une énorme aiguille dans le halo de l'ophana, lui injectant un gaz rose. Vélinel quant à el, se pencha sur l'archéo-tech et pressa le goulot d'une bouteille contre sa bouche. 

— Il va te falloir cela, je le crains.

Nakirée gouta le jus de grenade et acquiesça. El but de nombreuses gorgées. Hémoée et Vélinel l'aidèrent à se relever et le calèrent contre la table d'examen à l'aide d'un tabouret. El se retrouva affalé contre l'ophana, el même aplatit sur la table par la force de Garviel. 

— El est réveillé ! s'exclama Hémoée.

— Laisse ton esprit nager vers el Nakirée, dit Vélinel.

Emporté par un courant, l'esprit de Nakirée n'eut même pas à nager. El se sentit enveloppé par une eau pétillante et acide et soudain, el vit un petit halo de flammes bleues bien vives.

— Ophana ? appela-t-el.

— Je suis là ! s'écria une voix aiguë et métallique. Je suis là chérubin Nakirée !

— Que s'est-il passé ? Montre-moi tout !



Kémirée gronda une dernière fois sur ses équipes de techniciens avant de partir.

— Scannez sans discontinuer ! Si un ophana rescapé revient, il faut que nous le captions. Moi, je vais monter.

— Monter ? Où ça ? demanda l'un des subalternes.

— Dans le cosmos ! Voir ce qu'il se passe !

— C'est trop dangereux !

Le command'aile des télécoms ignora ses subalternes et déploya ses ailes pour se percher sur le toit de la tour de surveillance. De là, el vit l'interracs Nakirée sur le balcon. El s'apprêtait à descendre pour rentrer au Sanctuaire. Kémirée espérait qu'el parviendrait à découvrir ce que planifiaient les haut-command'ailes. Mais en attendant, le chef des télécoms ne pouvait rester à attendre. Ses techniciens protestèrent encore via le réseau EL. 

"Command'aile ! Si vous voulez partir prenez donc une de nos navettes spatiales !"

"Non. Je dois rester sous les radars"

"Comment allez-vous faire pour voler dans le cosmos ?"

Kémirée ricana. Cela faisait bien longtemps qu'el n'avait pas quitté la surface de Sicad sans véhicule. La dernière fois qu'el avait fait une telle chose, c'était durant son adolescence, lorsque faire des bêtises était sa passion.

"Voler dans le vide est difficile, mais une fois qu'on a appris à le faire, on n'oublie jamais" dit Kémirée.

El jaugea les cieux quelques secondes et en un bon, se lança vers le firmament noir. Ses deux paires d'ailes battirent de toute leur puissance pour atteindre les derniers niveaux de l'atmosphère, où l'air se fit plus rare. Alors, à la frontière du cosmos, Kémirée cessa de battre l'air. El se concentra sur ses ailes. Les yeux si sensibles qui les parsemaient par dizaines sentirent une pression infime contre leurs orbites. Les petites lentilles de cristal que Kémirée avait implanté à l'intérieur vibrèrent. Sur ses plumes, el activa de petits crochets faits de cristal eux aussi. Kémirée utilisa toute la clairvoyance de ses yeux augmentés pour apercevoir, dans l'infiniment petit, les cordes qui composaient l'espace temps du cosmos de Malkouth. Grâce à ses crochets, el s'agrippa à même le tissus de la Création comme un scratch. Kémirée reprit ensuite son vol mais cette fois, el brassa l'espace-temps pour se propulser. Mais où aller ? 

Derrière, en bas, Sicad luisait faiblement grâce aux deux soleils du système. Tout autour, rien, un noir absolu. Impossible de s'orienter à vue, ni via le réseau EL, puisque la lumière divine avait disparu. Alors Kémirée sortit une boussole cristalline de sa ceinture. El la paramétra par la force de son esprit. 

"Montre-moi la direction de l'astre le plus massif du système", ordonna-t-el.

L'aiguille de la boussole se tourna immédiatement vers Sicad A, étoile majeure du système binaire.

Continuant son test, Kémirée ordonna ensuite :

"Montre-moi la direction du deuxième astre le plus massif du système".

L'aiguille se tourna vers Sicad B, l'étoile mineure du système.

— Bien, dit Kémirée. 

"Montre-moi la direction du troisième astre le plus massif du système"

À ce moment, l'aiguille devait pointer vers Rhéa, une géante gazeuse, la plus grande planète du système de Sicad. La planète abritait des créatures dans son atmosphère. De nombreux élohim servaient là-bas, mais els n'avaient pas donné signe de vie depuis le début du black-out. En observant l'aiguille tourner et se fixer en direction du noir, Kémirée sourit. La direction indiquée semblait correcte. El était proche du dernier emplacement connu de Rhéa sur son orbite, d'après les souvenirs récents de Kémirée. 

Déterminé, le chérubin se lança dans son voyage vers Rhéa, située à six cents millions de kilomètres de Sicad. Pour parcourir une telle distance, Kémirée fonça tête la première et cambra ses ailes en arrière pour glisser sur l'espace temps. Grâce à cette position précise, aidé par ses petits crochets de cristal, le tissus de la Création glissa sous le chérubin et se tordit d'une telle manière qu'il le propulsa en avant à toute vitesse. Kémirée fila comme un météore, à la vitesse de la lumière, vers sa destination. Le voyage ne durerait que quarante-cinq minutes ! Kémirée fit encore un sourire crispé. Voler ainsi librement, pour la première fois depuis des siècles, aurait été un régal pour le chérubin en d'autres circonstances. Mais dans la nuit sans étoiles, l'expérience était au mieux déroutante, au pire terrifiante. Shooté par l'adrénaline, Kémirée ne sut comprendre ce qu'el ressentait vraiment. 

Au bout de trente-cinq minutes, Kémirée finit par voir un petit point bleuté au loin. Là, el sourit sans réserve, car el reconnaissait bien la teinte perlée de la belle Rhéa. Une lumière diffuse mais puissante l'enveloppait, trahissant la présence de nombreux élohim, ainsi que de nombreuses âmes de mortels. Els étaient vivants ! Saufs ! EL soit loué. Kémirée fonça encore, poussé cette fois par un espoir sublime, et la silhouette de Rhéa grandit sous ses yeux. Kémirée se connecta au réseau EL et perçu d'innombrables grésillements. Les doux sons de la télécommunication ! Mais alors qu'el s'approchait de leur source, ces grésillements devinrent des voix distordues. Kémirée décela des cris, des ordres hurlés en pleine panique. Le chaos. 

— Merde… merde… merde ! fit Kémirée. 

Le command'aile appliqua ses protocoles en cherchant à travers le réseau l'onde électromagnétique la plus brillante. El reconnu bien vite la lumière azur de l'archange Scalpel, archange-prince de Rhéa. 

"Tén___ténèb____ rde___nous. Attaque__somm__sous nomb__émons_____retenir____fuir_____Sicad"

Kémirée sortit sa boule de cristal pour mieux canaliser le message du prince. 

"Évacuez ! Sicad tellurique ! Évacuez ! Nous ne pourrons les retenir longtemps"

— Merde ! Merde et merde ! cria Kémirée. 

Sous ses yeux, un filament de ténèbres ouvrit une faille dans l'espace-temps. Dans un fracas assourdissant, l'univers se brisa. La faille, un petit Abysse, engloutit des lunes entières de Rhéa dans le néant, tel un trou noir. D'autres filaments surgirent des profondeurs du cosmos pour enlacer inévitablement la planète dans une étreinte mortelle. Dans ces tentacules mortifères, des hordes de démons grouillants, suintants, couverts d'écailles et de crocs glissaient pour plonger dans l'atmosphère de Rhéa, où vivaient des créatures mortelles. Le massacre, le grand festin du malin, commença. Les guonquins, sublimes serpents aériens vivant dans l'atmosphère de la géante gazeuse, furent dévorés corps et âmes. Les anges qui les gardaient ne purent rien faire et subirent le même sort. 

Malgré cela, Kémirée s'approcha jusqu'à véritablement atteindre la planète. De ses yeux innombrables, el vit le monde tomber. Les régiments de puissances de Rhéa, jetées face aux démons, se firent engloutir, car els étaient bien trop peu nombreux pour retenir la horde. Leur flotte défensive engagea alors le combat. Un affrontement de plusieurs heures commença, glissant inévitablement vers la défaite des élohim. Car derrière Rhéa, on pouvait distinguer le mur de vapeur sombre de la horde Léviathan.

— Oh par EL, souffla Kémirée. 

Une révélation le frappa alors que sa Clairvoyance comprit ce qu'il se passait en observant le comportement des filaments de ténèbres, plus précisément leur direction d'origine. Ils venaient de toutes parts. Pour qu'une telle chose se passe, la taille de la horde devait être absurde, son ampleur, incompréhensible. Voilà pourquoi les étoiles avaient disparu. Un globe de ténèbres emprisonnait le système stellaire tout entier, y envoyant des filaments pour dévorer un à un ses mondes. Kémirée resta paralysé. El n'avait jamais vu, ni même envisagé, une telle horde.

Alors qu'el menait le combat, l'archange Scalpel continuait d'envoyer des messages vers Sicad. 

"____Sicad___ Evacuez ! Nous ne pourrons les retenir____"

Une évacuation, dans de telles circonstances... Impossible... Kémirée fit volte face mais des filaments encerclaient maintenant les alentours de Rhéa de toutes parts. D'innombrables failles s'ouvraient dans un tonnerre infini, leur son d'apocalypse porté par le tissus meurtrit de la Création. Le néant réclamait son dû. 

— Trop tard… murmura Kémirée. 

Même en fuyant à la vitesse maximale, celle de la lumière, Kémirée ne pourrait pas échapper aux ténèbres. Ces derniers n'étaient pas limités par les règles du cosmos de Malkouth. Els se déplaçaient bien plus vite en déchirant l'espace-temps lui-même. Une seule solution s'offrait à Kémirée pour avertir Sicad. Le chérubin vola encore et rejoignit un essaim d'ophanim en fuite. Leur bourdonnement retentit malgré le tonnerre assourdissant causé par les ténèbres. Els étaient des dizaines, non, des centaines de milliers. Kémirée joignit son esprit à leur esprit-ruche, leur réseau EL local.

"Préparation des sauts consécutifs" résonnait une voix. "Destination : Sicad tellurique". 

"Ophanim !"

"Nous ne pourrons t'aider à fuir, chérubin" dit un des ophanim. "Nous n'avons pas de véhicule pour te transporter. Sans ça, la pression de nos portails te réduira en cendres"

"Je sais ! Prenez juste mes yeux ! Prenez mes yeux !"

Kémirée fit alors une chose terrible. El attrapa ses propres globes oculaires et les arracha un à un, les tendant aux ophanim. Ces derniers, qui comprirent immédiatement ce que le chérubin faisait, attrapèrent ces yeux et les cachèrent dans la structure de leurs roues. Kémirée donna ainsi tous ses yeux, jusqu'au dernier. 

"Repose en paix, chérubin" dit alors le plus grand des ophanim de l'essaim. 

"Prends mon âme !" réclama Kémirée. "Fait la envoyer au berceau"

"Bien sûr"

L'ophana prit alors le cou du chérubin entre ses roues. En un geste supersonique, el pivota et décapita Kémirée. Le halo de flammes bleues du command'aile se détacha alors de son corps mort et entra dans celui de l'ophana.

"Aller hop !" dit ce dernier.

En un seul mouvement, une seule danse, les roues des ophanim pivotèrent d'une manière précise et unie. Ensemble, els ouvrirent d'infimes portails dans l'espace temps et à travers ces trous de verre disparurent, destination Sicad.

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