Chapitre 10

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La voix de Nakirée résonna dans l’esprit endormi d’Hémoée, portée par un rituel Interracs ancien, étrangement similaire à l’oniromancie des anges. Dans son message, des instructions et trois plans, A, B et C. Ascension, Bagarre, Catastrophe. 

Hémoée se réveilla, sortit de son œuf et poussa un long soupir, les cœurs battants. Un mal de tête horrible pulsait dans son crâne. Le goût acide du jus de grenade rongeait encore sa langue et son palais. Le jeune chérubin n'en était pas à sa première cuite, mais celle imposée par Vélinel était bien pire que ses habituelles bêtises d'adolescent. Hémoée ouvrit sa valise et en sortit un tissu blanc très fin, brodé de motifs. El posa ce talisman sur son front et le laissa pénétrer en el pour soulager sa migraine. Alors qu'el fermait les yeux, attendant le soulagement, el revit alors la fin d'un monde.

Rhéa.

Rhéa avait toujours fasciné Hémoée. La géante gazeuse, toute bleue et striée de nuages blancs, était d'une beauté à couper de souffle. Les créatures qui vivaient dans son atmosphère étaient si uniques, si gracieuses. Leur hod et leur netzach, leur esprit et leurs émotions, étaient bien plus élevés que ceux des muffalos de Miel. Ainsi, Hémoée avait souvent rêvé de travailler là-bas. 

Puis el avait vu le monde se faire dévorer. 

Nakirée n'avait pas été le seul à voir cette catastrophe se dérouler sous ses yeux, sans rien pouvoir y faire. L'adolescent trop curieux n'avait pu laisser son père découvrir seul la vérité. Vélinel n'avait pas objecté, au contraire. 

Encore hanté, Hémoée s'habilla de son traditionnel uniforme gris de chérubin novice.

Prêt, el descendit des escaliers en colimaçon pour descendre dans le salon de sa mère, Émersande. L'endroit, décoré d'or et de citrine, était bondé. Autour de l'azoha-mère, de jeunes et belles demoiselles rassemblaient une vingtaines d'angelots pendant que les gardiens emballaient leurs affaires. Au centre, Émersande était concentrée dans une discussion avec un grand séraphin noir. Elle portait encore son voile intégral mais avait révélé son visage. Son expression était fermée, sévère mais déterminée. 

— Mère, appela Hémoée.

Émersande leva son regard sur son fils. Immédiatement, elle quitta sa suite et emmena Hémoée dans une salle adjacente, vide. 

— Comment tu te sens ? demanda l'azoha. As-tu préparé tes affaires ? 

— Mère…

— Tu as intérêt à ne rien oublier. Une fois parti on ne fera plus demi-tour...

— Où allons-nous ? interrompit le jeune chérubin. 

Émersande sourit, les yeux remplis de joie. 

— Nous allons voir les élohim d'un système voisin. 

— Pourquoi faire ? 

— C'est une visite de courtoisie et de représentation, expliqua Émersande. Maintenant que le trône de Sicad a enfin été repris par Miel, nous devons lancer des opérations diplomatiques pour solidifier son ascension. 

Hémoée resta quelques secondes pantois. De toute sa courte vie, el n'avait jamais entendu parler de ce genre de visites parmi les azohim. Ces dernières étaient normalement confinées au Sanctuaire, voir au gynécée. Depuis quand faisaient-elles des voyages diplomatiques ? 

— Mère, tu es sûre ? Ce n'est pas plutôt une évacuation à cause de la horde ? 

— Bien sûr que non, s'agaça Émersande. La horde est partie, les étoiles sont revenues. Tu l'as bien vu !

Hémoée sentit sa petite boule de cristal chauffer dans la poche de sa veste. 

— Je dois partir, dit-el. 

Émersande leva un sourcil circonspect. 

— Pour quoi faire ? demanda-t-elle sèchement. 

— Je vais voir Casper. 

— Casper sera du voyage. Tu auras tout le temps de jouer avec el pendant le trajet. As-tu préparé tes affaires ?

— Oui, oui. Je suis prêt, donc je peux aller le rejoindre non ? 

— Non. 

Émersande croisa ses bras et foudroya son fils du regard. 

— Retourne dans ta chambre, ordonna-t-el. Maintenant. 

La voix de l’azoha était raillée par une tension palpable. Sa fermeté n’était pas un hasard. Quelque chose arrivait, un danger. Effrayé, Hémoée obéit mais ouvrit grand ses yeux et ses oreilles, activant sa Clairvoyance. Émersande rejoignit son salon et quelques instants plus tard, Lolana, épouse principale de Miel, débarqua avec trois énormes séraphins de Burrhus. Hémoée écouta leur conversation. 

— Miel convoque Hémoée, annonça Lolana d’un ton hautain. 

— Pourquoi faire ? demanda Émersande.

Lolana remarqua immédiatement le ton défensif de sa co-épouse et s’emporta.

— Tu sais très bien ce que Miel attend cet enfant ! Il est temps pour el de jouer son rôle ! 

— Que fera-t-el d’el ensuite ? demanda Émersande, visiblement terrifiée. El peut sacrifier Sicad s’el le veut mais pas mon fils !

— Idiote, soupira Lolana. 

D’un geste, cette dernière ordonna aux séraphins de fouiller la suite d’Émersande. Sans perdre plus de temps, Hémoée ouvrit la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur une cour, et se faufila dehors. 

Hémoée fuit au travers du gynécée, sans pouvoir courir ni voler trop vite. Un brouhaha s'abattit sur el comme une vague contre des rochers marins, explosant en écume. À tire-d’aile, le jeune chérubin slaloma entre les azohim et les gardiens, qui circulaient dans tous les sens. Tous portaient des valises, des sacs et cartons remplis de toutes leurs affaires. Les gardiens en particulier, manœuvraient des chariots pour descendre tout cela vers le hangar. Parmi eux, il n'y avait plus que des gens de l'évêque Burrhus. Els portaient de grandes chasubles ornées d'un trident doré.

Ce sont des séraphins, savait Hémoée. Els sont douées de Clairvoyance els-aussi. EL, je t’en prie, protège-moi de leurs regards. 

Par le passé, Hémoée s'était souvent demandé pourquoi ces séraphins ne portaient pas le symbole de Malkouth plutôt que celui de Kether. Les kethériens étaient connus pour leur attachement leur royaume, celui de la Couronne, où se trouvait l'âme d'EL en personne. Mais tout de même, ces étrangers ne comptaient-els pas s'intégrer ici ? Ce n'est qu'au vu des évènements récents qu'Hémoée commençait à comprendre. 

Hémoée se concentra. Avancer vers le puits central pour rejoindre le hangar devint plus difficile. Des hordes d'enfants s'apprêtaient à descendre et un bouchon se créa. Les petits hurlaient, pleuraient et virevoltaient dans tous les sens avec leurs ailes minuscules. Leurs mères azohim criaient pour les faire obéir, les tirant pour les faire revenir sagement au sol. Hémoée soupira, son mal de tête aggravé par le brouhaha. Le gynécée avait toujours été un endroit bruyant et chaotique. Hémoée avait enduré ce bazar toute sa courte vie. Mais ce soir, dans le secret et la peur, el eut l'impression d'étouffer.

Qu'EL et les sept nous viennent en aide...

Une évacuation était de toute évidence en cours. L'arrivée de la horde était inévitable après la chute de Rhéa. Hors les gardiens descendaient toutes les possessions des azohim et de leurs gosses vers le hangar principal où disait-on, des navettes géantes attendaient leurs passagers. Pourquoi perdre tant de temps face à l'arrivée imminente d'une horde ? 

Els ne veulent pas faire paniquer tout le monde, pensa Hémoée. On évacue enfin mais...

Hémoée, après avoir vu Rhéa, s'attendait à un tel dénouement, peu importe les mensonges que Burrhus et Miel avaient fait passer à tous les élohim. Les étoiles étaient réapparues oui, mais ce n'était qu'une accalmie avant la tempête mortifère. Tout le monde le savait. Les azohim n'étaient pas dupes. Les command'ailes prétendaient pourtant que tout allait encore bien. Que la horde était passée. Pourtant, il fallait partir, quitter tous ensemble le Sanctuaire. Pour aller où ? Aucune idée. Face au mensonge évident, au paradoxe, les azohim auraient dû râler, protester, comme elles savaient si bien le faire au quotidien. Pourtant, ce soir, elles étaient soudain devenues très obéissantes. Comme Lolana, elles semblaient savoir, comprendre, accepter. 

C'était cela qui dérangeait le plus Hémoée. 

La vie des azohim recluses était rythmée par celles de leurs enfants, Hémoée l'avait compris bien vite. Toute son enfance, et durant son adolescence encore, el n'avait pensé qu'à une chose, quitter le gynécée pour découvrir le monde. Et el imaginait que les azohim ressentaient cela aussi, au fond d'elles. Hors elles ne pouvaient satisfaire leur besoin de liberté. EL avait interdit aux azohim de quitter les Sanctuaires, qui étaient leur prison dorée. C’était pour leur bien. Pour les protéger. Mais pour Hémoée, cela semblait un peu extrême. 

Peut-être était-ce pour cela qu'elles collaboraient aujourd'hui. Peu importe le contexte, elles s'envolaient, enfin vers l'ailleurs. 

Qu'EL les bénisse, pensa Hémoée. Qu'EL bénisse et protège maman.

Hémoée hésita. Devait-el laisser sa mère ici ? Les gens de Burrhus étaient des menteurs. Elle n’était surement pas en sécurité. Pouvait-el revenir en arrière ? Aller la chercher ? Non, les gardiens le cherchaient. Hémoée se retrouva paralysé quelques instants par ce choix. C’est alors qu’el les vit, les gardiens, scruter la foule. 

Trop tard…



Après de longues minutes, Hémoée accéda enfin au puits central du gynécée et déploya ses ailes pour descendre. Mais au lieu de suivre la foule, el se glissa sur le côté et accéda à une petite terrasse, sorte de perchoir qui donnait une vue imprenable sur les étages inférieurs de la tour-nid. Là, une dizaine de jeunes chérubins s'amusaient à se pendre à l'envers grâce à leurs serres chimériques. Quelques élohim d'autres chœurs s'amusait aussi là, avec eux. 

— Hémoée ! Hémoée ! s'écrièrent les jeunes élohim en guise de salutation.

— C'est bon ? Vous avez la clé ? leur demanda Hémoée. 

— Oui ! 

Hémoée applaudit et le jeune séraphin Caspérion, son demi-frère, agita un trousseau de clés orné d'un pompon rose. Caspérion était un prince de Sicad, fils de Pomiel. El resta tout timide, la tête baissée. Hémoée lui fit une accolade. 

— Tu es courageux Casper, bravo ! Grâce à toi nous allons pouvoir découvrir la vérité. 

— Tu es sûr qu'on peut laisser nos mères comme ça ? demanda Caspérion. 

— Oui. Il ne leur sera fait aucun mal, affirma Hémoée, tentant de se convaincre el-même. C'est une bonne chose qu'elles partent. Els seront évacuées loin de la horde. Miel et Burrhus sont peut-être malhonnêtes, mais els ne laisseraient pas leurs troupes et leurs familles mourir bien sûr. 

Les jeunes approuvèrent cette déduction logique, mais leurs gestes tremblants trahirent leur incertitude. 

— J'ai peur, avoua Caspérion. Mon père a disparu…

— Si t'as peur retourne auprès de ta mère, dit Hémoée. Mais ne lui dis rien de notre plan, c'est clair ?

— Oui. Oui mais attend, je reste avec toi.

— Décidez-vous tous maintenant, dit Hémoée. Car après ça sera trop tard. 

Les jeunes élohim échangèrent des regards inquiets.

— Nous devons découvrir la vérité, décidèrent-els finalement. Ainsi, nous saurons mieux protéger nos familles. 

— Descendons au hangar, ordonna Hémoée. Tout le monde a bien compris le plan ?

— Oui !

Les dix adolescents déployèrent leurs ailes pour descendre en groupe dans le puits de lumière. En quelques minutes, els arrivèrent dans le hangar du gynécée, où étaient garés des centaines de véhicules de toute taille. Comme prévu, des milliers de navettes avaient été amenées ici. Dans une heures, elles s'envoleraient avec tous les élohim et azohim du Sanctuaire pour rejoindre les vaisseaux spatiaux qui stationnaient pour le moment dans la haute atmosphère de Sicad. Alors qu'el et ses camarades progressaient dans le hangar, Hémoée scruta la sortie de ce grand garage et aperçut ces immenses vaisseaux tout là-haut. Ces véhicules oblongs étaient faits de lumière pure et opaque. Ils pouvaient donc voyager à la vitesse de la lumière. Mais leur particularité était qu'els pouvaient aussi traverser les portails créés par les ophanim pour se téléporter n'importe où dans l'univers en un instant. Leur taille astronomique était difficile à appréhender. 

— Le plus gros fait cinq kilomètres de long, expliqua Casper, qui partageait un intérêt pour les véhicules avec, étonnamment, sa mère-azoha. Mais en vrai c'est loin d'être le plus gros qui existe. À Éden, els ont des vaisseaux de la taille de notre Sicad elle-même ! Vous imaginez ? 

Hémoée sentit une vague de joie envelopper ses cœurs. En temps normal, el aurait souri et posé mille questions sur ces vaisseaux. Mais aujourd'hui, sa curiosité était étouffée sous le poids de l’appréhension. Le visage fermé, les regards déterminés, Hémoée demanda à Casper de conduire la troupe vers le vaisseau qu'els cherchaient. Après quelques minutes où els volèrent en rond, le jeune séraphin repéra enfin la navette de sa mère. Le petit vaisseau, long et étroit, faisait penser à une limousine. Il était peint en mauve et en rose, couleurs caractéristiques de son époux, Pomiel, qui lui avait offert ce véhicule. 

— Maman n'a pas le droit de le conduire évidemment, du coup c'est moi qui fais le chauffeur à chaque fois, ria Casper en agitant les clés à pompon du véhicule.

— Et tu l'emmènes où avec ça ? demanda un des chérubins de la troupe. 

— On se balade dans les jardins suspendus du Sanctuaire souvent, expliqua Casper. Enfin, on visite tout ce qu'on peut visiter là-dedans.

Autour du vaisseau rose, des dizaines d'autres véhicules colorés, voire artistiques, stationnaient. Des chérubins montaient à l'intérieur pour les faire entrer dans un plus gros vaisseau cargo. Ainsi, toute la flotte de l’azoha serait amenée, EL seul savait où. Cela n'avait aucun sens, que ce soit pour une visite diplomatique ou une évacuation. Hémoée soupira, aussi confus qu'apeuré. 

— Ta mère collectionne les vaisseaux c'est ça ? demanda le jeune chérubin à son frère.

— Oui. Ce petit bijou n'est qu'un parmi sa collection, mais c'est le seul qui puisse voler jusqu'à la stratosphère par lui-même. Enfin, vous voyez ce que je veux dire ? Autopilote !

Les jeunes élohim acquiescèrent. Casper ouvrit les portières du petit vaisseau et la troupe s'y installa. Alors qu'el prenait place au siège du conducteur, Casper fut invectivé par un chérubin au-dehors, un des techniciens qui rangeaient les autres vaisseaux de l’azoha. Casper baissa sa vitre et expliqua au chérubin qu'el amènerait el-même ce véhicule aux vaisseaux tout là-haut dans le ciel. El agita la clé et son pompon rose, assurant qu'el avait l'autorisation de sa mère-azoha. Le chérubin finit par laisser les adolescents à leur mission et dégagea même un passage pour leur permettre de décoller. Casper saisit l'anneau de cristal qui servait de volant et en un instant, la troupe monta dans le ciel de Sicad.

— Youhouu ! s'écrièrent les jeunes élohim.

Hémoée se força à les imiter, cachant sa peur. Sous le vaisseau, el vit la surface s'éloigner rapidement. Le grand Sanctuaire et ses centaines de tours, la vallée verdoyante et les monolithes noirs au milieu. Bientôt, les jeunes élohim atteignirent le sommet du Sanctuaire, de sa tour principale d'où les âmes des mortels s'envolaient vers le firmament pour rejoindre la prochaine phase de leur existence. Hémoée se pencha et scruta les valves.

Père, où es-tu ?

— El n'est pas là, constata Casper.

— El ne devrait pas tarder, dit Hémoée. 

C'est alors qu'une silhouette se profila à l'embouchure du puits, toute petite, enveloppée par la lumière aveuglante des âmes. Hémoée passa sa tête à l'extérieur pour l'appeler. Mais de ses regards clairvoyants, el vit tout de suite que la silhouette n'était pas celle de son père. Non. L'individu, couvert de la tête aux pieds, avait des ailes translucides. C'était de toute évidence une azoha. Cette dernière tendit la main vers le vaisseau et soudain, ce dernier décrocha et tomba vers le puits. Les élohim crièrent alors que Casper, qui avait vu la surprise d'Hémoée dans ses centaines d'yeux, lutta pour maintenir le vaisseau en altitude. 

— Par EL ! C'est ta mère ? La mienne ? C'est qui ? paniqua Hémoée.

— Je sais pas mais elle est en train de tirer sur le vaisseau je sais pas comment ! 

— Tirer sur le vaisseau ?!

— Quelque chose force les moteurs à se couper ! 

Le vaisseau se mit à rebondir sur l'air chaud du rayon des âmes, à mesure que les moteurs luminiques s'activaient et se désactivaient. Les secousses violentes firent paniquer les jeunes élohim. 

— Sortez ! Sortez ! ordonna alors Hémoée. 

— Plan B ! s'écria Casper. Diversion ! Diversion !

Casper et les autres adolescents sortirent du vaisseaux et descendirent vers l'azoha. Seul Hémoée resta à bord. El attrapa le volant et s'accroupit pour ne pas être vu. El ouvrit grand les yeux et récita :

"Psychopompe, donne-moi ta Clairvoyance

Euthanatos, aide-moi, le voleur de savoirs

Pardonne mes blasphèmes car els ne sont là que pour sauver les élohim

Bénis-moi et je deviendrai ton serviteur pour l'éternité"

Hémoée projeta les flammes bleues de son halo vers le cœur de cristal du vaisseau. Son esprit entra à l'intérieur. El vit tous les flux de lumière qui alimentaient la navette, ses moteurs, ses systèmes. Les courants lumineux se bloquaient et se débloquaient, alors que la structure du cristal vibrait. Hémoée récita un des rituels Interracs qu'el avait appris en secret dans les grimoires de son père. Par la force de son esprit, el dénoua et renoua les fils de la réalité. Les mystères se révélèrent. La lumière n'entrait plus dans le cœur de cristal, les artères et les veines qui y menaient étaient pincées, bouchées par une force invisible. Le vaisseau suffoquait peu à peu. Alors Hémoée concentra et canalisa sa volonté. Récitant un chant antique, el essaya de forcer les tubes à rester bien ouverts. Mais ses efforts ne firent que peu d'effets. La force opposée était trop puissante. 

Mais soudain, une voix providentielle résonna de nulle part, enfin :

— Euthanatos, bénit mon fils ! 

— Père ! appela Hémoée. 

— Récite avec moi !

"EL a maudit la force d'AZ ! Maudit la force d'AZ ! Le blasphème du cristal touché !"

Confus, Hémoée répéta cela sans comprendre. Peu à peu, Nakirée ordonna à son tour les fils de la réalité pour reprendre contrôle du vaisseau. En un éclair, ce dernier s'éleva de nouveau de l'atmosphère à une vitesse folle. Nakirée était entré dans l'habitacle, Hémoée ne sut dire quand et comment. El lança des regards paniqués à son père. 

— Le plan A a capoté mais le plan B est en cours ! encouragea Nakirée. On y est presque ! 

— C'était qui en bas là ?!

— C'était Lolana, dit Nakirée en restant concentré sur le pilotage du vaisseau. 

— Qu'a-t-elle fait à notre navette ?! 

— C'est une longue histoire, dit Nakirée. Je t'expliquerai une fois qu'on t'aura initié. 

— Initié ?

— Initié en tant qu'Interracs. 

Hémoée fut distrait un instant par une vision de son avenir. El s'imagina dans les couloirs sombres de la Chokmah, si haut dans la Création. Alors qu'el quittait Sicad, sûrement pour de bon, un monde alien se profila à son imagination. Mais soudain, un mur de ténèbres bloqua sa vision.

— Il nous faut atteindre la première orbite des ophanim, dit Nakirée. 

— Père, que ferons-nous si… 

— Tout ira bien, coupa Nakirée. Tu te souviens du plan C ?

— Oui.

— Et bien si jamais… on passe au plan C.

Hémoée revit Rhéa, Rhéa la dévorée. Les ténèbres envahirent son esprit, balayant le reste de ses pensées. Agrippé à l'accoudoir du siège passager, Hémoée se tint prêt.



Nakirée observa ses mains. Elles tremblaient comme jamais elles n'avaient tremblé. Le chérubin se souvint de la dernière fois qu'el avait ressenti une telle nervosité. Le jour où el avait rencontré Euthanatos en personne. Le jour où, parmi une dizaine d'élus, el avait initié Nakirée aux secrets des Interracs. Le jour où, des mains du fils du Psychopompe en personne, el avait reçu ses grimoires.

Non, c'était plus récent. Bien plus récent. Sa dernière panique contenue était tombée sur el lorsqu'el avait pour la première fois rencontré Pomiel et Miel, maudits nobl'ailes. Puis un jour plus tard, lorsqu'el s'était tenu devant les monolithes noirs de Sicad. Nakirée entendit leurs murmures, leur appel. 

— Nakirée ?

Une voix azohienne résonna d'en dessous. Perché sur la passerelle qui donnait accès aux valves du puits principal, Nakirée regarda vers le bas. El vit Lolana, la reconnaissant malgré son voile intégral. 

— Que fais-tu ici ? demanda l'azoha. 

— Je pense que tu l'as deviné, répondit cyniquement le chérubin. 

Lolana déploya ses ailes translucides et accéda à son tour à la passerelle. 

— Où comptes-tu l'emmener ? demanda-t-elle.

— Au QG des Interracs. El y étudiera et sera initié.  

Lolana secoua la tête.

— Hémoée appartient à Miel. El restera ici à son bon vouloir.

— Je suis son père, objecta Nakirée. 

— Les enfants d'une épouse-azoha reviennent à son époux, peu importe le père. C'est comme ça. 

Nakirée se redressa et s'approcha de Lolana pour la dominer par sa grande stature. La rage embrasa son halo. 

— Je suis des Interracs. Moi et mon fils ne sommes pas des valets aux pieds des puissants de ce monde. 

Lolana recula, effrayée, jusqu'à la rambarde. 

— Où veux-tu emmener Hémoée mmh ? cracha le chérubin. Tu vas le prendre en otage pour m’obliger à ouvrir les monolithes ? Que crois-tu ? Imbécile ! Nukvah réduira ce monde en cendres !

— Ainsi soit-il ! clama Lolana. Gloire à Kokab !

L’azoha leva de nouveau son bras en l’air pour, par ses pouvoirs mystérieux et interdits, faire descendre la navette de cristal. C’est alors qu’Émersande surgit derrière Lolana, attrapant cette dernière. Dans les cris et les insultes, les deux azohim se battirent. Mais cela ne suffit pas à contrer l’influence de Lolana. La navette d’Hémoée continua sa descente. Mais Nakirée sourit. Soudain, neuf jeunes chérubins déchainés surgirent du véhicule et s’abattirent sur l’azoha. 

— Où est mon père ?! hurla le frêle Caspérion.

— Plan B, murmura Nakirée. 

Le chérubin profita de la diversion pour monter à bord, retrouver Hémoée. Père et fils se prirent dans les bras, mais s’empressèrent de s'envoler vers le firmament. 

— On doit les laisser ici ? demanda Hémoée en observant ses copains emporter Lolana dans le gynécée. 

— Nous n’avons pas le choix, affirma Nakirée. Mais nous pouvons encore les sauver. Tant que... que nous parvenons à fuir. 

Aux limites du cosmos, père et fils croisèrent de nombreux ophanim immobiles et endormis, en veille. 

— Ce sont ceux qui viennent de Rhéa. Au lieu de nous prévenir du danger, els ont été gelés ici…

Nakirée acquiesça.

— Je ne comprends pas, ajouta le jeune chérubin. Qui a fait cela ? Miel ? Quel intérêt ? Si j'ai bien compris, Miel voulait faire peur à Pomiel pour le faire fuir, puis prendre son trône. C'est tout ?

Les choses étaient bien plus complexes que cela, mais Nakirée ne pouvait pas l’expliquer à son fils, pas encore. 

— Oui, affirma Nakirée. Et el veut surement impressionner le Grand Architecte d'une façon ou d'une autre pour être promu roi officiellement

— Le contrôle de l'information doit être crucial dans son plan, mais j'ai du mal à...

— El laisse une nuit sans étoiles s'installer pour faire peur à Pomiel, reprit Nakirée. Puis une fois qu'el est parti, il s'avère que tout va bien et que Pomiel était un lâche. Sauf que...

— La horde est bel et bien là, continua Hémoée. Donc il faut évacuer quand même, en prétextant autre chose. 

— Exactement, dit Nakirée.

— Mais les démons vont tout dévorer. Cela ne le gène pas d'être roi d'un tas de cendres ?

— Cela ne lui fait pas peur, soupira Nakirée. El a déjà vécu cela, après la seconde Brisure. Mais cette fois el veut être sûr d'avoir le trône rien qu'à el. 

— Tout ça pour ça ? dit Hémoée, abattu. C'est nul… 

— Nul ?

— Oui. C'est pathétique même. Ça peut pas être tout…

Nakirée soupira. Les murmures des monolithes revinrent le hanter. Une intuition terrible pulsait dans son estomac, dans le plus profond de son yesod. Mais cette intuition ne pouvait remonter jusqu'à son esprit. Elle était bloquée, couverte par les murmures qui l'empêchaient de réfléchir. Quelque chose de crucial et d'évident échappait à Nakirée, volontairement même, aussi étrange que cela puisse paraitre. Le chérubin se tourna vers son fils et l'observa intensément, de ses cents yeux. Hémoée, percevant l'interrogation implicite, demanda du bout des lèvres :

— Cela concerne les monolithes dont a parlé Vélinel ? Le trésor qu'ils cachent.

— Le trésor ? ricana Nakirée. Eh bien... Je suppose que cela pèse dans la balance. Mais je n'arrive pas à discerner pourquoi...

— Tu sais ce qu'il y a à l'intérieur ?

Nakirée pinça ses lèvres. 

— Promis je ne dirais rien, dit Hémoée. 

— Je sais ce qu'il y a à l'intérieur, avoua Nakirée. Mais je ne peux pas te le dire. Je n’ai pas le droit. 

— Tu me révèleras ton secret un jour ?

— Quand tu seras Interracs, oui. 

Autour du père, du fils et de leur navette rose, rien ne se passait. Les ophanim restaient endormis, immobiles. Nakirée sortit du véhicule et laissa ses ailes planer sur le tissus de la Création. Ses cents yeux s'ouvrirent et scrutèrent l'espace-temps. 

"Les graines de l'hérésie sont semées 

Les pousses sortent de la terre

Les murmures n'étaient que les bruits de leur croissance

L'hérésie sera éradiquée de nouveau

Comme il y a six mille ans

Euthanatos…"

Des yeux supplémentaires se mirent à pousser sur tout le corps de Nakirée. Sa forme s'agrandit, redevint bestiale et puissante. Le feu de son halo se démultiplia pour devenir un brasier immense. Et ainsi, Nakirée vit. El vit les cordes de l'espace temps et leur moindre mouvement. Bien vite, el trouva ce qu'el cherchait. Une courbure, petite mais proéminente. Une bille invisible, à la masse énorme, roulait ici. La lumière était fortement tordue tout autour, puis avalée. Nakirée, privé d'air, ne put évacuer son émoi par un soupir. Alors des centaines de larmes se mirent à inonder ses yeux. El les ferma un instant, pensa à son fils. Sa main gauche s'enflamma. El la plongea dans l'objet en récitant de nouveau la prière à Euthanatos. 

"Les graines de l'hérésie sont semées..."

L'espace-temps se déchira. Comme une toile brisée, l'illusion disparut pour révéler de nouveau une nuit sans étoiles. Nakirée vit des nuages bruns, striés de rouge, grouillants. Les démons étaient là. Aux portes de Sicad. Le tonnerre cosmique retentit, causé par des ondes gravitationnelles émises alors que le tissu de la Création était lui aussi déchiré, dévoré. Hémoée hurla. 

— Père ! Père ! 

— Tu as bien gardé en mémoire le plan C mon fils ? 

Hémoée se mit à pleurer à son tour. Nakirée le regarda en souriant.

— Allez mon grand, c'est l'heure. 

Hémoée resta un instant pantois, paralysé par la panique. El ne put bouger que brutalement, luttant contre l'horreur. El se pencha en avant pour récupérer un appareil sous son siège. El l'enfila entre ses ailes et posa sa main contre la poignée de la portière à sa droite. 

— Mets ton jet-pack toi aussi ! s'écria-t-el soudain en voyant son père, qui n'avait pas bougé. 

— Tu dois partir d'abord, dit Nakirée. 

— Non ! s'emporta Hémoée. On s'enfuit tous les deux ! Tous les deux !

— Je dois d'abord continuer ma mission ici.

— Quoi ? Quelle mission ? C'est pas dans le plan C ça !

Nakirée se tourna enfin vers son fils et prit sa tête entre ses mains. 

— Hémoée, je te promets que nous nous retrouverons. Par la grâce d'EL. 

Hémoée s'agita, mais Nakirée s’approcha et posa un baiser sur le front de son fils. Puis, en un mouvement brusque, l'Interracs ouvrit la portière et poussa son fils dehors. Hémoée essaya de voler, mais dans le cosmos, el n'y parvint pas vraiment. Son jet-pack s'activa et l'envoya filer vers les vaisseaux de lumière, en cours d’évacuation.

Trop tard. Au-dessus d'el, Nakirée vit de longs serpents ailés surgir. Des séraphins dans leur forme apocalyptique. Leurs rugissements suffirent à faire exploser la navette, comme une coquille d’œuf. Els crachèrent des trombes de flammes. Grâce aux yeux dorés qui parsemaient leurs corps écailleux, els virent Nakirée et fondirent sur el. 

— TRAITRES ! HÉRÉTIQUES ! 

La voix de Nakirée résonna, non pas dans l'air, mais sur le tissus de l'espace-temps. Au loin, le chérubin aperçut Burrhus, le reconnaissant à son halo de flammes. Le monstre ailé sembla sourire de tous ses crocs. El se jeta à son tour sur Nakirée et avant tous les autres, le saisit dans sa gueule. 

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