Anasteria escaladait, pour la centième fois de l’après-midi, un des nombreux arbres de la cour. En théorie, elle n’avait pas le droit, mais elle s’en moquait. De toute façon, aucun professeur ne se trouvait dans les environs pour la réprimander. Et même là-haut, elle pouvait continuer de participer à la discussion avec ses amis.
— On est vraiment dans la merde, soupira Johan. Aspirants. Nous. Enfin, surtout moi. Vous avez vu mes notes en combat ?
— Tu te débrouilles mieux, constata Ivona. Mais oui, on est dans la merde. Je ne pensais pas qu’ils possédaient un tel pouvoir.
— Vous pouvez refuser, leur rappela Anasteria. Contrairement à moi.
Anasteria grimpa sur une plus haute branche. Les craquements produits par le bois effrayèrent des oiseaux dans les feuillages voisins.
— Ana, soupira Ivona. Peux-tu descendre lorsqu’on parle ?
— Je suis énervée, répondit-elle. Quand je suis énervée, je dois m’occuper. Et, je vous entends d’ici.
— Tu ne tiens vraiment jamais en place.
— Excuse-moi d’être à cran, gromela-t-elle. Et de plus, je teste mon bras.
Elle arrêta de monter, et se posa une robuste branche pour regarder ses amis en contrebas.
— Alors, reprit-elle, qu’allez-vous faire ?
— Tu plaisantes ? rétorqua Johan. On te suit. Aucune question à se poser.
Anasteria lui adressa un large et sincère sourire. Elle ne pouvait nier que son enthousiasme la touchait en plein cœur, mais elle espérait qu’il était bien au fait de ce qu’il acceptait.
— Es-tu sûr ? Ne te méprends pas, je serais contente de ne pas être seule, mais on parle de réaliser des missions pour le Collège, comme combattre des ombres, des créatures, sauver les gens.
Johan lâcha un rire et effectua un geste de la main pour balayer les arguments.
— Je ne suis pas courageux, admit-il. Mais, sans moi pour te soigner tu n’iras pas loin. On le sait tous les deux.
Il s’approcha d’Ivona avec un sourire amusé et lui donna un gentil coup de coude.
— Et, sans Ivona, on est tous les deux morts de toute façon. Et même si elle ne le dit pas, elle ne laissera pas une telle chose arrivée. Admets-le, Ivona. Tu nous adores.
Ivona roula des yeux affectueusement et repoussa doucement Johan.
— Mon grand secret est dévoilé, lâcha-t-elle. Tu as fait preuve d’assez de courage pour foncer dans l’autre côté, ne te dévalorises pas Johan.
— Je suis juste réaliste. Je suis bon pour les préparations, et les soins. Pas les combats. Surtout quand je repense à cette Emely. Elle était vraiment forte…
— Oui, rétorqua Ivona, elle va te suivre, Ana.
Anasteria balança ses jambes d’avant en arrière en soupirant. Elle le savait. Ce n’était pas la dernière fois qu’elle avait affaire à elle, et elle se devait de devenir plus forte. Dans le cas contraire, leur prochaine rencontre pourrait s’avérer fatale. Anasteria regarda sa main brûlée.
— Je sais ça, répondit-elle. C’est pourquoi je ne comprends pas que vous vouliez me suivre. Honnêtement, vous serez plus en sécurité ici. Quand on me suit, en général ça finit mal…
— Hey, Ana, intervint Johan. Tu n’aurais rien pu faire pour Laurène. Tu es arrivée trop tard, comme nous.
— Peut-être... Mais si elle ne se tenait pas avec moi au moment de la faille, elle serait encore avec nous. Elle ne méritait pas ça.
— Tu ne peux pas refaire le passé, Ana, soupira Ivona. De plus, Masilda a raison. Quoiqu’on décide, notre vie sera faite de combat et de mort, autant choisir ses batailles tant qu’on le peut. Et puis, je doute qu’on soit vraiment en sécurité ici, avec ou sans toi. N’oublie pas que certains de nos professeurs sont sans doute des sombremages qui travaillent pour le Patriarche. Je ne dirais donc pas que c’est le lieu le plus sûr de l’empire.
Anasteria descendit quelques branches avant de se laisser tomber sur ses deux pieds. Elle retira un peu de saleté de son pantalon et afficha un sourire effronté.
— C’est beaucoup d’excuse pour simplement éviter de dire que tu tiens à moi.
— Vous êtes impossibles tous les deux, soupira Ivona.
— On sait. En tout cas, je suis contente que vous me suiviez, vraiment. Ça compte beaucoup pour moi. Avec tout ce qui se passe, je me sens perdue.
— Zèfir t’aidera. Avec un peu d’entraînement, tu pourras maitriser ton pouvoir.
— J’ai tellement hâte de voir la capitale ! s’exclama Johan. Comment c’est ?
Ivona haussa les épaules.
— C’est… une ville, répondit-elle. Je ne sais pas vraiment quoi te dire. C’est sympa et peuplé. Tu trouves beaucoup de commerces, de tavernes, et la Flèche. J’imagine que ça va vous changer, vu d’où vous venez.
— Heureusement pour nous, tu pourras nous guider, proposa Johan.
— On ne va pas rester à Astela. On va habiter là-bas entre les missions, mais je pense qu’ils vont nous envoyer partout. Mais on devra sans doute s’entrainer un peu. Enfin, j’imagine.
Anasteria fixa son esprit qui montait à son tour l’arbre, exactement comment elle l’avait fait quelques minutes auparavant. Elle haussa les sourcils et soupira.
— J’ai du mal à croire qu’ils aient besoin d’étudiants, lâcha-t-elle. Je ne parle pas que de nous, mais des dernières années par exemple. L’empire va si mal ?
— D’après ma mère, oui, expliqua Ivona. Beaucoup de monstres et d’ombres apparaissent dans le pays. Et elle m’a dit que l’inquisition reprenait des forces, Masilda doit envoyer certains chevaliers contre eux.
N’oubliez pas le Patriarche, il va attaquer.
— Ils ne peuvent pas t’entendre Ryse, souffla Anasteria. Mais oui, le Patriarche doit être derrière l’apparition des ombres. Je dois apprendre à maitriser Ryse, si je veux avoir une chance.
Ryse se posa sur une branche, et se retourna pour avoir sa tête en bas. Quelque chose murmurait à Anasteria que maitriser un esprit aussi agité n’allait pas être simple. Et elle soupira. Ryse ressemblait vraiment à elle, à son grand désarroi. Néanmoins, au fond d’elle, elle avait hâte de pouvoir parler et s’entrainer avec Zèfir pour pouvoir en apprendre plus. Johan se tint à côté d’elle, et elle vit bien que son ami essayait d’apercevoir où se trouvait Ryse. Le bras de son ami se posa sur son épaule et il lâcha un petit rire.
— Quelque part, j’ai hâte de voir ce qu’on va accomplir tous les trois !
Anasteria esquissa un sourire. Elle devait avouer qu’elle était impressionnée par Johan. S’il avait peur, il ne le montrait clairement pas. Ryse descendit de l’arbre et imita Johan, mais sur son autre épaule. Même si elle avait hâte d’apprendre, elle ne savait pas comment faire taire les milliers d’interrogations qui parasiter son esprit, mais peut-être qu’ensemble, elle pourrait réussir.
***
Anasteria regarda la lettre chiffonnée et usée dans ses mains. Elle l’avait lu et relu des centaines de fois, mais depuis des semaines, elle ne recevait plus rien. Bien sûr, elle pourrait envoyer des lettres pour leur expliquer sa situation, mais elle ne parvenait pas à le faire. D’une part, elle ne voulait pas les inquiéter, et de l’autre, elle savait qu’ils mentaient sur ses origines. Alors, pour elle, le silence et l’ignorance demeuraient moins douloureux, même si elle se sentait affreusement seule. Par moment, elle ne rêvait que d’une chose : revenir à Islac et tomber dans les bras de sa mère. Elle se sentait tellement perdue si loin d’eux.
— Anasteria.
Elle sortit de ses pensées et transforma la lettre en une boule de parchemin compacte qu’elle comprima dans sa main. Zèfir arqua un sourcil en la voyant, mais il ne commenta pas. Il désigna la place libre à côté d’elle sur le banc, et demanda :
— Je peux ?
Anasteria répondit d’un hochement de la tête et le magistère prit place. Il regarda les quelques autres étudiants présents dans la cour, et demanda finalement.
— Comment te sens-tu ?
— Je vais bien, mentit Anasteria.
Zèfir réfléchit un instant, comme s’il cherchait ses mots. Il ne semblait pas du tout à l’aise. Sa jambe rebondissait sans cesse et ses mains jouaient nerveusement entre elles. Il soupira longuement et murmura.
— Je sais que tu ressens. Ce n’est pas facile de trouver sa place, surtout quand tout change subitement. Je suis passé par là moi aussi. J’ai eu du mal à réaliser ce qui se passait, et je me suis renfermé. Je me suis réfugié dans la magie, en espérant que tout se résolve tout seul.
Anasteria s’affaissa un peu. Si quelqu’un pouvait sans doute la comprendre en ce moment, c’était bien lui. Elle baissa sa garde et demanda.
— Comment ça s’est passé l’académie pour vous ?
— Je viens d’Elennan, expliqua-t-il. Ce n’est pas très loin de la capitale, mais c’est surtout un port de marchandise. Les elfes sont assez nombreux pour une ville humaine, mais cela ne rend pas ma… condition, plus facile. Pour les humains, j’étais trop elfique, et pour les elfes, j’étais trop humain. Je détestais cet endroit. Alors quand je suis arrivé à l’académie, j’avais hâte de vivre ici, de me faire des amis. Et je m’en suis fait.
Il marqua une pause et regarda enfin Anasteria. Il esquissa un petit sourire en coin.
— Et puis, les ombres ont commencé à attaquer. J’entendais certaines voix, je pensais que je devenais fou. Je voyais que quelque chose clochait chez moi. Et j’ai imaginé que c’était à cause de mon sang d’elfe. Et puis, j’ai compris que j’étais la cible de quelque chose.
— Le Patriarche, intervint Anasteria.
— Lui-même. Je l’apercevais dans mes songes, j’entendais parfois sa voix, et puis quelques ombres m’ont attaqué dans les bois, de la même façon que les licheurs.
— Comment avez-vous su réellement ce qui se passait ? Que vous étiez un héritier ?
— Le Collège avait envoyé quelqu’un pour enquêter après les attaques. Tu la connais, c’est la mère d’Ivona. Après lui avoir finalement expliqué la situation, elle m’a dit ce que j’étais. Quelques jours plus tard, je quittais l’académie. J’ai fait quelques missions, puis j’ai passé ma confirmation.
— Voxana ?
— Oui. À l’époque, elle agissait bien plus pour le Collège. Et elle a rencontré pas mal d’héritiers, c’est comme ça qu’elle a compris ce qui m’arrivait. Je lui dois une fière chandelle. D’ailleurs, c’est elle qui m’a prévenu pour toi. Elle m’a dit qu’elle avait croisé un héritier à l’académie qui pourrait avoir besoin de mon aide.
Anasteria grimaça.
— Elle… Oui, elle m’a expliqué qu’elle connaissait quelqu’un. Mais je ne savais pas qu’elle tiendrait parole. J’ai l’impression qu’elle me déteste.
— Voxana est dure à cerner, soupira Zèfir. Mais on dirait qu’elle est sensible à notre cause. On a besoin de nous, Anasteria. Notre pouvoir pourrait arrêter la prolifération des ombres.
— Je ne crois pas être capable d’une telle chose.
— Personne ne t’a dit que tu devais résoudre tout dans la minute, rétorqua Zèfir dans un sourire. Tu dois d’entrainer, et c’est pour ça que je suis là. Je ferais tout pour t’aider à appréhender tout ça.
Anasteria esquissa un faible rictus.
— Anasteria, je me dois de demander. Qui sont tes parents ?
Son sourire s’effaça aussitôt et elle détourna le regard de Zèfir.
— Mes parents sont des fermiers, expliqua-t-elle. D’Islac.
— Ils ne sont pas mages ?
— Non. Et je sais ce que vous allez dire. Mes pouvoirs ne peuvent venir d’eux. Mais du coup, j’ignore qui sont mes vrais parents… Ma mère ne m’a jamais rien révélé.
— Je comprends, soupira Zèfir. Je ne sais pas qui est mon père. Ma mère était commerçante, et elle a eu une aventure avec un elfe qui passait. Et c’est lui qui m’a donné mes pouvoirs d’héritier. Mais je ne sais rien de lui.
Les épaules du magistère se dégonflèrent. Malgré ses galons, il paraissait si jeune aux yeux d’Anasteria, et un poil maladroit, comme un grand frère qui ne trouve pas ses mots. Quelque part, leurs situations se ressemblaient.
— Mes parents m’ont toujours dit que j’étais leur fille, expliqua Anasteria. Honnêtement, j’aimerais vous répondre, sur toutes les questions. Mais je ne comprends rien de ce qu’il se passe ici, ou qui est responsable. Et je ne sais pas pour mes parents. Je veux savoir aussi.
— Je sais. Ne t’inquiète pas. Malheureusement, je n’ai pas beaucoup de réponses nous concernant. Lorsque je suis devenu Magistère, j’ai pu avoir accès à la bibliothèque de la Flèche, mais même là... On est juste un mythe oublié depuis des années. Mais j’espère qu’avec toi, je parviendrais à comprendre notre but et nos pouvoirs.
Anasteria inspira longuement.
— Je veux vous aider, Magistère Toscan, vraiment. Mais je suis juste perdue. Et j’ai un peu peur. Tout change. Je ne pensais pas être spéciale, et maintenant...
Zèfir posa une main réconfortante sur son épaule, et la gratifia d’un grand sourire.
— Tu n’es plus seule. Pendant un moment, je l’étais aussi. Nos pouvoirs sont durs à appréhender. Et comme on est différent, on se questionne tellement. Je me souviens comment j’étais perdu avant que Voxana ne me trouve à l’académie. Je pensais que j’étais un genre de monstre. Mais après, elle m’a permis de maitriser mes pouvoirs. C’était dur.
— Attendez, c’est Voxana qui vous a entrainé ?
— Oui, soupira Zèfir. Ce n’était pas une partie de plaisir. Mais, elle m’a aidé, beaucoup. Elle a grandi avec Lucia Trivaly. Et elle était héritière. À l’époque, personne hormis elle ne savait ce que j’étais. Comme je te l’ai dit, on est simplement un mythe.
— C’est pour ça qu’aucun écrit ne nous mentionne ? Avec Ivona et Johan, on avait essayé de trouver des réponses à la bibliothèque.
— Beaucoup de savoirs sont perdus, ou inaccessibles. Et sans parents pour nous guider, c’est compliqué. Par moment, je me dis que mon père a juste fait en sorte d’avoir un enfant pour être sûr que notre sang ne se perd pas et pour que quelqu’un prenne le relais.
— C’est peut-être une question idiote, mais avez-vous essayé de voir si d’autres héritiers existent chez eux ?
— Oui, répondit Zèfir. Et ce n’est pas une question idiote. Mais je n’ai trouvé personne. Même les elfes qui vivent à Elennan sont sans nouvelles.
Anasteria se mordit la lèvre inférieure. Elle n’avait jamais vu les elfes. C’était une contrée de l’autre côté de l’océan, et seuls quelques marchands transitaient. Mais les elfes étaient connus pour être un peuple isolationniste, versé dans les arcanes magiques, mais peu enclin à partager leur savoir. À une époque, Ignis avait une très bonne relation avec eux, comme en témoigne une partie de l’architecture. Mais désormais, certains humains se demandaient si les elfes n’étaient pas simplement au bord de l’extinction, à cause de leur absence.
— Que se passera-t-il, si on apprend qu’on est les deux derniers ? s’enquérit Anasteria
— Je ne préfère pas penser à cette situation.
— Le reste de la famille Trivaly devrait être héritiers, non ? Vous m’avez dit que Lucia en était une. Alors, l’empereur, et son fils devraient être des héritiers !
— C’est plus compliqué. Je ne sais pas pourquoi, mais Lucia était la seule Trivaly à posséder ce pouvoir. Son frère et son neveu ne l’ont pas. Pour l’instant, c’est juste toi et moi. Personne d’autre ne se trouve dans Ignis. Mais on s’en sortira. Et, pour le reste, laisse faire Masilda et Voxana. Elles dénicheront les responsables des attaques.