— Tu me fatigues.
Yvona soupira une énième fois alors qu’elle tirait par le bras Anasteria. Johan suivait le duo d’adolescentes à une distance raisonnable, évitant visiblement de prendre part au conflit.
— Hey doucement, tenta vainement Anasteria. Je n’ai pas beaucoup dormi.
— Comme nous tous, grâce à toi, siffla Yvona. J’en ai marre de t’entendre geindre, alors va lui demander.
Anasteria parvint à se stopper, et obligea ainsi Yvona à s’arrêter de même. Elle savait pertinemment de qui elle parlait : Davos De Vila, le colocataire de Johan. Elle l’apercevait un peu plus loin, assise à côté de sa sœur, jumelle, Laurène comme à chaque cours. Anasteria appréciait les De Vila, mais les voir tous les deux rappelait souvent à quel point sa propre sœur lui manquait. Tous comme elles, Davos et Laurène ne se ressemblaient pas beaucoup. Davos avait déjà une taille impressionnante pour leur âge. Ses épaules carrées lui donnaient un côté intimidant qui s’estompait bien rapidement quand il se mettait à sourire, et que ses yeux azurés brillaient de malice. Il jouissait d’un charme naturel qui ne laissait pas indifférentes certaines étudiantes de leur classe. Mais si Davos rayonnait facilement, ce n’était pas le cas de sa sœur, Laurène. Ils ne partageaient comme trait commun que leurs cheveux bruns, car pour le reste, Laurène semblait son exact opposé. Plus petite, mais aussi plus discrète, sa timidité presque maladive l’empêchait de briller à côté de son frère. Pourtant Anasteria avait réussi à parler quelques fois avec elle, et elle possédait un sourire étincelant équivalent à celui de Davos, pour peu qu’on arrive à la faire rire. Mais même si Anasteria les appréciait tous les deux, elle ne se voyait pas les accoster de si bon matin avec des questions ridicules. Mais le regard sévère d’Yvona semblait déjà avoir scellé son destin.
— Il va me prendre pour une folle, souffla Anasteria. Et puis je lui dis quoi ? « Eh salut Davos ! Dis-moi, as-tu rêvé d’un cauchemar qui te mange » ?
Yvona se massa la tempe dans un soupir d’agacement.
— C’est la pire approche possible. Vas-y, Johan.
— Hors de question ! protesta l’adolescent.
— Vous êtes tous les deux insupportables, lâcha Yvona. Ça fait deux jours que je vous entends rabâcher cette histoire de cauchemar. Alors je vous préviens, soit vous leur parlez, soit vous vous taisez à jamais.
Anasteria grimaça et croisa les bras en signe de mécontentement. Bien sûr, ça semblait une bonne idée. Mais elle ne savait pas comment aborder le sujet avec les jumeaux De Vila. Alors qu’elle cherchait une solution, elle ne put réprimer une remarque à moitié chuchotée.
— Tu râles, mais je parie que tu as apprécié la soirée.
— Ce n’est pas le propos, Anasteria, rétorqua Yvona. Concentre-toi sur la discussion.
— Je suis concentrée ! Et tu as raison, on devrait lui parler, mais je ne sais pas comment !
Yvona dévisagea tour à tour Johan et Anasteria puis poussa un nouveau soupir. Jamais cette dernière ne l’avait entendu râler et soupirer à ce point. Le manque de sommeil commençait à la rendre sérieusement grogneuse. Et Anasteria considéra que résoudre cette affaire devenait prioritaire si elle ne voulait pas mourir de la main de sa colocataire grincheuse. Sans un mot, Yvona tourna les talons et se dirigea vers les jumeaux De Vila. Après avoir échangé un regard paniqué et silencieux, Anasteria et Johan emboîtèrent son pas, et lorsqu’ils la rattrapèrent, elle se tenait déjà devant le bureau des De Vila, et leur adressa un large sourire.
— Bonjour Laurène, et Davos.
Les jumeaux ne cachèrent pas leur surprise de voir Yvona leur parler. Après tout, cette dernière se montrait loquace avec peu de gens de la classe. Finalement, Davos lui rendit son sourire et les deux la saluèrent. La main d’Yvona tapait nerveusement sur la table, et cela trahissait le malaise qui l’animait à parler aux deux adolescents. Mais elle parvenait à le surmonter, car son sourire ne faiblissait pas, et le rythme de sa voix resta calme.
— Je suis désolée de te venir te voir comme ça, Davos. Mais je me demandais si tu dormais bien. Excuse-moi, mais tu parais vraiment fatigué.
Anasteria demeura silencieuse derrière Yvona, mais scruta du regard le visage de Davos. Et comme Johan, des cernes s’étaient confortablement installés en dessous de ses yeux bleus. Mais ses traits semblaient bien plus tirés que l’ami d’Anasteria. Son sourire habituellement si large n’atteignit pas ses fossettes et il apparut encore plus fatigué. Anasteria eut aussitôt pitié de lui.
— Je te remercie, mais je vais bien. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Tu as vraiment une sale tête, répondit Yvona. Tu fais un peu peur.
— Ce qu’Yvona essaye de dire, intervint Anasteria, c’est qu’on s’inquiète. Tu parles beaucoup plus d’habitude, et apparemment tu souffres de cauchemars.
La confusion se lisait sur le visage de Davos, son regard passa tour à tour sur Anasteria, puis Yvona. Au bout de quelques secondes, il le posa finalement sur son colocataire. Et Anasteria remarqua le petit pas de côté que Johan effectua pour se mettre un peu plus derrière elle. Elle leva brièvement les yeux au ciel avant que Davos ne lâche un profond soupir.
— Johan, je t’ai dit que tout allait bien.
— Davos, répondit Johan, tu as hurlé hier !
— Encore une fois, je suis désolé. Je me suis déjà excusé ce matin !
— Tu te souviens de ton rêve ? demanda Yvona.
Davos haussa nonchalamment les épaules et sourit.
— Non. Je trouve ça vraiment mignon que tu t’inquiètes pour moi Eis. Je suis flatté que toutes les deux vous vous tracassiez pour moi, mais mon cœur est déjà pris.
— Et je plains la pauvre fille qui va te subir, lâcha Yvona.
Davos ne semblait nullement touché par la remarque d’Yvona et conservait son sourire amusé. En dépit de sa fatigue, Anasteria ne lui trouvait aucun comportement étrange. Mais cela ne calmait pas son angoisse, bien au contraire. Elle ne put demander d’avantages d’informations, car Vari, leur professeur de la matinée entra à grands pas. Ses cheveux noirs ébouriffés témoignaient de son empressement pour arriver en classe. Il arborait un large sourire charmeur qui provoquait toujours son petit effet chez certaines étudiantes et s’exclama d’une voix forte.
— Pardon pour le retard ! J’ai eu vraiment beaucoup de mal à me lever. Prenez place, on a du travail !
Doucement, les élèves rejoignirent les quelques tables libres. Et Anasteria échangea un regard entendu avec Johan avant de se glisser sur la chaise à côté d’Yvona. Cette dernière dévisagea Anasteria.
— Qu’est ce que tu fais ?
— Je m’assois, répondit simplement Anasteria. Je ne vais pas rester debout tout le cours.
— Pourquoi ici ?
Anasteria sortit son grimoire et le posa bruyamment sur la table. Elle se tourna alors complètement vers Yvona et lui adressa un sourire.
— On doit parler.
— Je jure devant les fondateurs que si tu me parles encore de cauchemars, je te catapulte à travers la fenêtre.
— Yvona, s’il te plaît écoute-moi.
— Pourquoi es-tu si persuadée que quelque chose se trame ?
Anasteria jeta un coup d’œil à Davos et Laurène. Les deux jumeaux chuchotaient dans leur coin, et Anasteria décida elle aussi de baisser le ton pour éviter de se faire entendre. Elle se rapproche d’Yvona qui continuait de la toiser avec ce regard dur qu’elle portait si souvent.
— Écoute, murmura Anasteria. Je ne peux pas m’empêcher. Je perçois quelque chose. J’ignore quoi, mais je le sens ! Je sais que c’est idiot, mais crois-moi.
L’expression d’Yvona s’adoucit et elle semblait être sur le point de dire quelque chose lorsque la voix de Vari retentit :
— Horne ! Eis !
Les deux filles se tournèrent aussitôt vers leur professeur, presque au garde à vous. Si Vari pouvait faire preuve de sympathie et de charme, lorsqu’il haussait le ton, Anasteria le trouvait terrifiant. Il toisa d’un regard noir ses deux élèves.
— J’espère pour vous, Horne, que vous n’avez pas décidé de vous mettre à côté d’Eis pour l’empêcher de suivre les cours.
— Je n’oserais jamais, professeur, répondit Anasteria.
— Alors silence.
Anasteria hocha doucement la tête puis elle ouvrit son grimoire. Se référant à la page demandée par Vari, celle sur les énergies magiques, elle parcourait les lignes sans trop intérêt alors que le professeur continuait son monologue.
— Je l’ai dit à Iselia.
Le murmure d’Yvona parvint facilement aux oreilles peu attentives d’Anasteria. Elle jeta un coup d’œil à sa colocataire qui ne suivait pas non plus le cours. Ne comprenant pas le propos, Anasteria haussa un sourcil et Yvona se mordit la lèvre inférieure.
— J’ai mentionné à Iselia tes doutes.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Je n’ai pas parlé de toi, ou de Johan, expliqua Yvona. J’ai juste dit que je trouvais la fatigue de tout le monde un peu étrange. Et que peut-être quelque chose se tramait.
— Elle a dit quelque chose ?
— Pas vraiment, concéda Yvona. Mais elle semblait… préoccupée.
— Alors on a peut-être raison !
— Iselia est au courant. Si elle pense que quelque chose se passe, elle interviendra. Tu devrais laisser tomber maintenant.
— Eis ! Horne!
Anasteria déglutit en voyant le regard noir que Vari posait de nouveau sur elle. Il croisa les bras et sa voix siffla :
— Eis, vous vous pensez si douée que vous n’avez pas besoin d’écouter ?
— Non. Bien sûr non, professeur, répondit Yvona doucement.
— Et vous, Horne ? Vous pensez vraiment pouvoir vous permettre de ne pas suivre le cours ?
— Professeur, commença Anasteria.
— Dites-moi de quoi je parlais, ordonna-t-il. Allez-y, Horne. Comment appelle-t-on le phénomène régulier qui responsable du dérèglement des énergies magiques dans notre monde ?
Anasteria entrouvrit la bouche, mais aucune réponse sensée ne parvenait à sortir de son cerveau. Elle avait beau fouiller sa mémoire, elle ne se souvenait pas ce qu’il avait dit un peu plus tôt. Et plus le silence s’éternisait, plus le visage de Vari s’assombrissait.
— L’alignement des failles, murmura Yvona.
— Eis ! intervint Vari. Vous paraissez drôlement loquace aujourd’hui. N’espérez pas que souffler la réponse à votre amie l’aiderait. Mais puisque vous semblez ne pas avoir besoin de suivre ce cours, j’imagine que vous pourrez me rendre un devoir complet sur le sujet demain.
— Génial, gémit Anasteria.
— Et si je vous entends encore, je vous donne plus de dissertations.
Les deux étudiantes soupirèrent de concert à cause à la punition. Mais Anasteria ne put s’empêcher d’esquisser un sourire face à la tentative d’aide d’Yvona. Elle prit de quoi noter la leçon et murmura.
— Merci d’avoir essayé.
— De rien, chuchota Yvona. Maintenant, tais-toi et suis le cours.
Le sourire d’Anasteria s’élargit lorsqu’elle vit le petit rictus amusé d’Yvona au coin de ses lèvres.
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