La fin du cours sonna comme une libération pour Anasteria et elle s’empressa de quitter la salle, avec Johan sur ses talons. Lui aussi ne cachait pas son soulagement. Il étira ses bras au-dessus de sa tête et poussa un long soupir.
— Quel cours ennuyeux ! J’ai cru que j’allais m’endormir, gémit-il.
— Encore une mauvaise nuit ?
Ce n’était pas la première fois que Johan se plaignait de son sommeil. Ces derniers temps, son ami, d’habitude si énergique, semblait éteint, et il se lamentait presque quotidiennement de ses nuits courtes. Et l’inquiétude d’Anasteria devenait proportionnelle à la taille des cernes de Johan.
— Es-tu allé voir Apell ? Elle pourrait t’aider.
— Elle m’a donné quelque chose, une potion à prendre avant de dormir. Ça ne marche pas vraiment pour l’instant.
Johan poussa un bâillement, et ses yeux luttaient pour rester ouverts.
— Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi je dors si mal. Je m’effondre pourtant comme une masse dans mon lit !
Anasteria se mordit la lèvre inférieure, et avant qu’elle ne puisse s’empêcher, les mots sortirent de sa bouche.
— Est-ce que c’est à cause de tes cauchemars ? Tu sais…
Anasteria retint un souffle. Elle n’aimait vraiment pas discuter de cela avec Johan. Elle savait pertinemment que la mort de sa mère le hantait encore et il ne voulait pas vraiment en parler. C’était toujours trop frais pour lui. Pourtant, il réfuta doucement de la tête.
— Je ne rêve pas, répondit-il. Ou alors je ne me souviens pas.
Une curieuse sensation noua les tripes d’Anasteria. Elle ne pouvait pas l’expliquer, mais ce sentiment s’amplifiait de jour en jour. Son instinct lui-même venait lui susurrer que quelque chose n’allait pas, mais sans qu’elle puisse en comprendre toute la portée. Ce n’était pas nouveau. Anasteria avait grandi avec cette habitude d’avoir ses sens en alerte, mais depuis quelques jours, elle devenait progressivement plus présente. Elle décida cependant de l’ignorer, et poursuivit avec Johan la suite de ses cours.
Lorsque le soir arriva enfin, et que son souper fut englouti, elle laissa Johan regagner les dortoirs. La fatigue se lisait de plus en plus sur son visage, et Anasteria ne pouvait qu’espérer que cette nuit puisse lui apporter du repos. Une fois dans sa chambre, l’ambiance glaciale habituelle régnait toujours. Anasteria décida de s’asseoir en tailleur sur son lit. Non loin d’elle, Yvona travaillait à son bureau. Et lentement, Anasteria entendit les bruits de couloir diminuer au fur et à mesure que l’heure s’avançait. Elle avait ouvert un grimoire qu’elle laissait reposer sur ses genoux. Mais malgré toute sa bonne volonté pour étudier, elle ne parvenait pas à se concentrer. Ses yeux passaient et repassaient sur les phrases sans en comprendre le sens. Son esprit vagabondait encore et encore et l’empêchait de lire. Elle reporta son attention sur Yvona qui lui tournait le dos. Les mains d’Anasteria commençaient à jouer nerveusement avec les pages de son livre alors que l’idée d’engager la conversion apparaissait dans son esprit.
— Qu’est ce qu’il y’a, Anasteria ?
Yvona n’avait même pas pris la peine de lever ses yeux de son propre grimoire en posant la question. Et Anasteria se figea sur place. Ce n’était pas la première fois qu’Yvona sentait le regard d’Anasteria sur elle sans même se tourner, mais cela impressionnait toujours la jeune adolescente.
— Tu sais, bafouilla Anasteria, tu peux m’appeler Ana. Tout le monde m’appelle Ana. Sauf ma mère. Enfin, si. Disons qu’elle m’appelle Anasteria lorsque j’ai fait une bêtise et qu’elle va me punir pour les trois prochains mois parce que j’ai envoyé ma sœur dans le purin.
Yvona se tourna lentement et leva un sourcil alors qu’elle regardait Anasteria en silence. Elle divaguait, encore. Dès qu’elle angoissait, ou stressait, elle avait une certaine tendance à parler vite, et pour rien. Et face à Yvona, ce tic semblait particulièrement tenace. Les lèvres d’Anasteria se serrèrent en une fine ligne pour empêcher d’autres de mots de sortir. Après plusieurs secondes dans un lourd silence, Anasteria murmura :
— Pardon, je ne voulais pas divaguer à ce point.
Yvona, imperturbable, continuait de fixer Anasteria, sans doute dans l’attente d’une vraie réponse. Elle devait le reconnaître, sa colocataire avait une patience assez incroyable avec elle. Elle attendait toujours qu’elle finisse ses bafouillis, contrairement à sa famille.
— Je voulais te poser à une question, avoua Anasteria. Sur les cauchemars.
Yvona ne cacha pas sa surprise. Elle fronça les sourcils et se tourna complètement pour faire face à Anasteria, encore assise sur son propre lit.
— Es-tu en train d’étudier ? demanda-t-elle.
— Tu demandes ça comme si c’était incroyable, grommela Anasteria.
— Un peu. Admets que tu n’es pas une élève studieuse.
— Je peux l’être ! s’offusqua la jeune fille. J’ai juste des problèmes de concentration.
— Sans blague.
Anasteria croisa les bras, outrée par les paroles d’Yvona. Elle fronça les sourcils et fut surprise de voir un petit sourire en coin chez Yvona. Elle avait du mal à croire que sa colocataire se moquait d’elle en ce moment même.
— Si tu ne veux pas m’aider, dis-le, soupira Anasteria.
— Pose ta question.
Anasteria regarda de nouveau le livre ouvert sur ses genoux.
— Comment sait-on qu’on est victime de cauchemar ?
— C’est dur à déterminer, expliqua Yvona dans un haussement d’épaules. De ce que j’ai compris, la proie souffre seulement de fatigue. Et aussi d’absence de rêve. Or ce sont des symptômes communs, tu te doutes bien qu’on ne peut pas vraiment savoir si c’est un cauchemar.
— On ne peut pas le détecter ? demanda Anasteria en agitant vaguement les mains. On peut sentir la magie, on peut bien sentir une ombre ?
— Non, répondit Yvona. Ce n’est pas si simple. Premièrement, les cauchemars opèrent seulement dans l'autre côté. Aucun mage n’a une affinité assez puissante pour ressentir ce qui se passe à travers le voile. Deuxièmement, certaines ombres semblent assez fortes pour parcourir notre monde sans qu’on les voie. On ne peut donc sentir le cauchemar que lorsqu’il est trop tard pour la victime.
Anasteria ferma le livre qu’elle avait et le déposa à côté d’elle. Elle ramena ses jambes vers sa poitrine et sa tête reposa sur ses genoux. L’explication claire et limpide d’Yvona ne laissait pas vraiment de place pour des questions. Et pourtant, elle sentait que ses pensées tourbillonnantes et chaotiques s’amplifiaient. Si une telle menace existait tapie de l’autre côté, comment pouvait-on s’en protéger ? Les gens devaient-ils subir le cauchemar jusqu’au moment fatidique, jusqu’à la mort ? Cette pensée la terrifia, et elle comprit pourquoi. Si un cauchemar œuvrait ici même dans l’académie, personne ne le saurait avant qu’il ne tue. Plus elle réfléchissait, plus son instinct lui hurlait cette hypothèse.
— Anasteria ?
La voix d’Yvona ramena la jeune adolescente à la réalité. Elle regarda sa colocataire dont le froncement de sourcil devenait plus important.
— Pourquoi me demandes-tu ça ? J’ai du mal à imaginer que tu approfondis simplement le cours d’Iselia.
— Comme je l’ai déjà dit, je peux étudier ! protesta Anasteria en gonflant ses joues.
— Dis-moi la vérité.
Anasteria grommela face à la perspicacité de sa colocataire. Elles ne se parlaient pratiquement jamais, et pourtant Yvona semblait pouvoir lire en elle comme dans un livre ouvert. Peut-être qu’Anasteria n’était pas aussi subtile qu’elle le pensait. Elle regarda les yeux bleus d’Yvona et soupira.
— Johan dort mal. Et je m’inquiète.
— Ce n’est pas forcément une ombre. Il peut être malade, ou stressé. Il devrait aller à l’infirmerie.
— D’habitude, il rêve beaucoup, insista Anasteria. Des cauchemars, plus précisément. Mais plus en ce moment.
— Tu t’inquiètes pour rien, expliqua Yvona. Aucune ombre ne peut venir ici.
— Pourquoi ça ? On utilise la magie tous les jours ! Cela doit forcément affaiblir le voile. Je ne comprends pas qu’on ne croise pas d’ombres ou d’esprit dans les couloirs.
— L’académie possède de puissantes défenses, justement pour éviter ce souci. Il existe des appareils, en sous-sol, des régulateurs. Je ne sais pas exactement comment ils fonctionnent, mais je crois qu’ils permettent de renforcer le voile, une sorte de transfert d’énergie.
— Comment sais-tu tout ça ? Je sais que je n’écoute pas beaucoup, mais on n’a pas encore vu ça.
— Ma grand-mère me l’a appris, répondit doucement Yvona. Elle m’a enseigné toute la théorie sur la magie quand j’étais enfant.
— Je comprends mieux.
Les explications d’Yvona ne rassuraient pas complètement Anasteria. Aussi limpides qu’elles soient, elles ne parvenaient pas à faire taire cette angoisse lancinante, tapis dans ses entrailles. Elle devrait se sentir en sécurité ici. L’académie demeurait sans doute le lieu le plus sûr de tout l’empire, caché de ses ennemis et entouré de magie. Et pourtant.
Anasteria secoua rapidement sa tête pour mettre fin à ses pensées redondantes. Elle n’était qu’une étudiante parmi des mages bien plus talentueux et expérimentés. Et Yvona connaissait la magie bien mieux qu’elle, elle devait donc se fier à son jugement. Anasteria se répéta en boucle cette idée dans la tête et offrit un large sourire à Yvona alors qu’elle s’étirait.
— En tout cas, merci ! Tu expliques vraiment bien, tu sais ? Je devrais te demander plus souvent de l’aide.
Yvona s’apprêta à répondre quelque chose, mais, elle se ravisa, et scella ses lèvres. Elle se retourna vers son livre alors qu’Anasteria s’allongea sur son lit. Elle espérait que le sommeil arriverait à chasser cette angoisse latente.
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